
Paris, le samedi 23 janvier 2016 – L’écrivain Michel Tournier, disparu cette semaine, observait : « Un livre a toujours deux auteurs : celui qui l’a écrit et celui qui le lit ». Cette réflexion sur le pouvoir de transformation de la lecture connaît une illustration (dévoyée, bien sûr) avec le web 2.0 où tout écrit peut désormais être transformé de façon explicite (et bien moins poétique) par la litanie des commentaires postés à sa suite. Tant et si bien que désormais, on clique presque autant sur un texte pour découvrir les réactions qu’il a suscités que pour en lire le contenu.
Promontoire
Nous avons déjà évoqué dans ces colonnes combien cette évolution suscitait de sueurs froides chez les modérateurs. Toujours et encore se posent les mêmes questions concernant la frontière si difficile à établir entre la nécessité d’assurer une cohérence éditoriale en refusant la publication de commentaires manifestement inappropriés (ce qui est facile quand il s’agit d’injures, bien moins face à des opinions iconoclastes) et le risque de censure. Si la place de modérateur peut miner en raison de multiples considérations éthiques, elle offre cependant un point d’observation plutôt appréciable sur les formes multiples de l’expression publique face à des sujets récurrents.
Commentaires savants
Quelques réflexions d’abord sur la forme. Pour avoir survolé (très) rapidement les commentaires qui suivent les articles publiés sur le net, il apparaît que la modération a priori (choisie par JIM) favorise la production de contenus à la langue souvent plus soutenue et probablement plus étayés. Certes le modérateur fait son œuvre en tentant de corriger quelques fautes d’orthographe et de syntaxe (si rares). Mais, au-delà, la qualité des informations est souvent plus que satisfaisante. Récemment, notre article sur la question de la foi (qui reprenait un post publié sur le blog de Luc Perrino) a ainsi conduit nos lecteurs à des développements fort intéressants et souvent savants sur les preuves (ou non preuves) philosophiques de l’existence de Dieu, là où on aurait pu s’attendre à des déclarations plus tranchées (ou tout au moins plus sémiologiques) sur l’assimilation entre foi et pathologie.
En pratique
Sur le fond, on constatera tout d’abord que certains sujets font recette, quand d’autres laissent généralement muets les commentateurs. C’est ainsi bien plus fréquemment les sujets politiques, polémiques et de société qui poussent le lecteur à sortir de son anonymat, bien plus que les analyses d’essais cliniques ou autres mises au point épidémiologiques. Les réactions suscitées par ces textes sont souvent factuelles, d’ordre technique, destinées à préciser un point (voire à en corriger, mais rarement, bien sûr !) ou à faire état de son expérience de clinicien. Assez régulièrement, on constate cependant quelques déceptions vis-à-vis des limites des articles ou plus encore de leur inadaptation à la pratique de terrain.
Naissance d’un dialogue
Pour qu’un article scientifique suscite de plus nombreuses réactions de la part de nos lecteurs, une résonnance avec des faits sociétaux est souvent nécessaire. Qu’on se le dise cependant, les débats éthiques sur l’avortement et même l’accompagnement de la fin de vie ne déclenchent généralement pas de déferlement de commentaires, si ce n’est, peut-être, s’il s’agit de l’expression affichée d’un praticien s’exprimant dans le cadre d’une "tribune". Ici, les réactions se font alors généralement plus nombreuses, presque indépendamment du sujet, comme si le principe même de la tribune instaurait implicitement l’ouverture d’un dialogue.
Un complot, nous verrons…
Mais au-delà des tribunes, une poignée de sujets tient le haut du pavé pour le nombre de réactions enregistrées et parmi eux la vaccination et la cigarette électronique font souvent figure de vedettes. Peut-être parce que chacun semble pouvoir sur ces sujets faire état d’une expérience (dans le cadre de sa pratique ou de sa vie personnelle). Peut-être parce que ces thèmes paraissent sous-tendus par la confrontation entre une doxa établie et qui se voudrait indiscutable et un courant de pensée alternatif qui se présente comme libre de toute influence et protecteur de la liberté. Le spectre du « complot » n’est pas très loin…
Toi-même !
Finies, ici, les réactions policées. Les demandes de précision. On affiche clairement ses positions (quitte à les démentir quelques lignes plus tard par ses développements ultérieurs. Beaucoup s’affichent ainsi comme favorables aux vaccins, avant de démontrer qu’ils n’accordent aucune confiance à ces produits). Surtout, les invectives ne sont pas rares. Contre les tenants des propos rapportés par notre site, ce qui est une tactique fréquente et logique. Mais on trouve ces mêmes piques lancés également contre le messager, soit contre le JIM lui-même. Comment notre publication peut-elle se laisser aller à faire état de telles études (interrogations fréquentes quand nous évoquons des essais défavorables à la cigarette électronique) ou à affirmer l’innocuité de tels produits (allant à l’encontre de multiples thèses obscures et non démontrées !). Les interrogations peuvent se muer en procès d’intention : nos liens supposés avec l’industrie pharmaceutique suffiraient seuls à expliquer notre position en faveur des vaccins et autres médicaments par exemple (et nullement notre foi dans des résultats exceptionnels au cours des décennies passées). Mais le JIM se console en constatant qu’il n’est pas la seule cible de ces propos peu amènes. Phénomène rarissime face à tout autre sujet, les lecteurs peuvent régulièrement choisir de s’apostropher dès lors qu’ils réagissent à un article sur un dossier « passionnel ». Ces invectives peuvent même alors aller jusqu’à des incitations au silence de ceux dont on ne partage pas les positions. Enfin, plus rarement, on en trouve même qui alors orientent leur colère contre les patients. C’est notamment le cas en ce qui concerne la vaccination. Néanmoins, on trouve également sur ces sujets des appels au calme et au dialogue. Voire quelques amabilités à l’égard des positions assumées par le JIM.
Omerta
Dans ce passage en revue des sujets qui font réagir et de quelle manière, on observe qu’en dépit de taux de lecture souvent élevés, les sujets "professionnels" sur les conditions d’exercice des praticiens ne sont pas nécessairement ceux qui soulèvent le plus de commentaires. Peut-être parce que le consensus (l’opposition au tiers payant est quasiment générale, la nécessité d’une augmentation des tarifs est actée par tous) n’incite pas à la diatribe. On retrouvera cependant quelques appels à l’engagement et parfois des critiques voilées vis-à-vis des syndicats et totalement affichées à l’encontre des pouvoirs publics. Le silence est cependant brisé dès lors que le drame s’invite dans l’actualité, comme dans le cas du suicide du professeur Jean-Louis Mégnien. Les articles évoquant cette affaire et ses répercussions ont délié les langues. Ici, la fonction du commentaire est moins polémique que cathartique. Il s’agit de faire cesser l’omerta.
No comment.
Aurélie Haroche