
Paris, le samedi 20 mai 2023 – Twitter est rarement surprenant. Cette semaine, en France, il a bruissé (entre autres) d’une polémique dont les axiomes n’étaient guère inédits. Le journaliste Mathieu Slama a sans nuance assuré : « Le mérite n’existe pas. C’est un mensonge qui sert à justifier les inégalités et les injustices. On « réussit » parce que l’on est né dans la bonne classe sociale ou parce que l’on a eu de la chance. Pas par le mérite ».
La petite phrase bien sûr en a hérissé plus d’un. Dans la communauté médicale, au sein de laquelle il est vrai la reproduction sociale est un phénomène assez marqué, les dents ont cependant grincé. L’urgentiste Mathias Wargon, très actif médiatiquement, qui a souvent évoqué ses origines très éloignées de la sphère médiale a commenté lui aussi sans nuance : « J’en ai un peu plein le c.. qu’on me dise que ce que j’ai fait est dû à la chance. C’est la quintessence du mépris de classe », avant plus tard d’expliciter : « Tu passes des examens, tu bosses des semaines, des week-ends, tu fais des gardes, tu fais des études supplémentaires en même temps, tu participes à la vie associative de ta société, mais tout est dû à la chance ? ».
Le débat pourrait n’être qu’une variation sur Twitter d’une discussion qui a déjà été l’objet de nombreuses disputes, ravivées par la constatation du relatif échec de la société et de l’école à corriger les inégalités sociales, ce qui conduit certains à vouloir nier l’existence du « mérite » (« mérite » que certains appelleront peut-être prédispositions génétiques, cependant). Par ailleurs, outre le fait que certains praticiens, comme le docteur Wargon, se sentent floués que leur exemple et leurs années d’efforts soient ainsi gommées par l’arbitraire « chance », ces élucubrations pourraient n’avoir un lien qu’indirect avec la médecine.
Une mauvaise échelle, mais la moins pire des échelles ?
Cependant, le concept de « mérite » n’est pas uniquement remis en question par des journalistes spécialistes de science politique. Il est également pourfendu quand il s’agit de s’y référer pour évaluer des chercheurs et des travaux scientifiques. Bien sûr, le mérite (que l’on mesure en s’appuyant sur des scores, le nombre de publications, le parcours professionnel…) peut être considéré comme une « échelle » (très) imparfaite, mais il est probablement le moins mauvais des filtres. En tout cas, ce que l’on voudrait lui subsister ne peut qu’interroger.
Vérité scientifique vs expérience vécue
Le professeur Andreas Bikfalvi (hématologue), directeur de recherche à l’INSERM a signé avec vingt-neuf scientifiques de différents pays dont deux lauréats du prix Nobel (Dan Shechtman, chimie, 2011, et Arieh Warshel, chimie, 2013) et cinq membres de l’Académie américaine des sciences un texte dans le Journal of Controversial Ideas qui s’inquiète des « attaques contre le mérite dans les sciences » résume le médecin français dans Le Figaro.
« La notion de mérite est devenue politiquement incorrecte car elle perpétuerait des inégalités notamment en excluant des minorités sociales (ethniques, sexuelles ou genrées, religieuses, etc.) de divers secteurs de la société et en particulier des universités et des institutions scientifiques. C’est la première fois qu’un groupe de scientifiques et intellectuels s’oppose publiquement aux tentatives actuelles de remplacer le mérite scientifique par une politique qui s’appuie sur une idéologie identitaire. (…) L’article décrit le conflit actuel dans la science entre les valeurs classiques issues de la modernité et des Lumières, et une nouvelle vision du monde issue du postmodernisme, de la théorie critique dans sa version racialiste et du mouvement décolonial. La Social Justice Ideology, ou «théorie de la justice sociale», représente une nouvelle forme d’idéologie victimaire qui tend à déconstruire les acquis sociaux, scientifiques, artistiques et intellectuels de l’Occident accusés d’être l’expression d’une suprématie blanche ou hétéronormative. (…) Cette nouvelle vision s’oppose à l’existence d’une réalité objective et prétend que le monde ne peut être perçu qu’à travers l’«expérience vécue», qui à son tour dépend des caractéristiques immuables du scientifique telles que son sexe et son origine ethnique. (…) Selon cette théorie, en raison de l’importance centrale de l’«expérience vécue», les scientifiques et leurs recherches devraient être évalués sur la base de leur identité de groupe (ethnie, sexuelle, genre, etc.) plutôt que sur leur mérite (…). Même imparfait, le mérite se traduit dans les sciences par de la sélection des individus, de projets ou d’articles pour leurs qualités intrinsèques. Le mérite est attaqué par la «théorie de la justice sociale», car il fait fi des appartenances aux groupes sociaux spécifiques (qui ne doivent pas entrer comme critères dans l’évaluation) et perpétuerait donc inégalité et injustice sociale » s’indigne Andreas Bikfalvi.
Une « emprise » qui ne fait que s’étendre
Bien sûr, ce discrédit de la notion de « mérite » n’est qu’une des conséquences de la place prise par la Social Justice Ideology dans tous les champs scientifiques. Or, si l’inquiétude de chercheurs comme Andreas Bikfalvi progresse, c’est parce que ce que certains appellent également le « wokime » étend son influence non plus seulement dans le secteur des sciences sociales, mais également dans « les sciences dures, les sciences de la nature et la médecine (STEMM) ».
L’ « emprise » (pour reprendre le terme d’Andreas Bikfalvi) se lit partout que ce soit dans le choix des sujets, la présentation des auteurs et de leurs conflits d’intérêt (qui ne concernent plus uniquement les liens avec l’industrie mais aussi avec les catégories dominantes…) ou encore les appels à projet. L’enjeu est le risque de contestation de vérités scientifiques fondamentales.
Des dogmes en contradiction avec les faits biologiques
La biologie et la médecine sont particulièrement touchées, parce qu’un certain nombre de faits biologiques heurtent plusieurs des dogmes fondateurs de la Social Justice Ideology et notamment l’idée selon laquelle les individus seraient des « pages blanches » et l’assimilation entre égalité et similarité. « A chaque fois, la méthode est la même : refuser la validité de faits biologiques au nom d’une raison supérieure qui n’a rien à voir avec la science, et terroriser les institutions ou les chercheurs qui diffusent ces faits. D’aucuns refusent l’existence de disciplines comme la génétique comportementale ou même les neurosciences sous prétexte que l’être humain ne serait, au plan psychologique, qu’une "page blanche" sans aucune assise naturelle. D’autres nient l’existence de différences naturelles entre les sexes au nom d’une égalité qu’ils confondent avec la similarité. D’autres appellent à la "décolonisation" des sciences, à commencer par celle de la "médecine", pour éponger les souffrances subies par les peuples autochtones » décryptait l’Express dans un numéro spécial diffusé en décembre dernier
Censure
L’imprégnation de la Social Justice Ideology dans les sphères scientifiques est non seulement inquiétante parce qu’elle représente un risque de diffusion d’informations présentées comme des faits indiscutables mais en réalité non fondées sur une démarche scientifique, mais aussi parce que s’y opposer est de plus en plus difficile.
Andréas Bikfalvi signale ainsi comment les scientifiques auteurs de la tribune dédiée au mérite avaient soumis leur texte aux Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). « Nous avons tenté de le publier dans cette dernière, en contrepoint à plusieurs articles publiés par la revue, qui adoptaient le point de vue de la «théorie de la justice sociale». Mais on nous a conseillé de retirer le mot «mérite» du titre car, selon le comité de rédaction de la revue, «le concept de mérite, comme les auteurs le savent sûrement, a été largement et légitimement attaqué comme étant creux». L’article a finalement été rejeté par cette revue pour des raisons étranges, notamment parce qu’il serait «nuisible» pour les minorités » explique le praticien.
De la même façon, différents chercheurs et médecins, parce qu’ils ont fait le choix de s’émanciper de certaines directives de la Social Justice Ideology voient leurs travaux discrédités, leurs interventions annulées. Dans une tribune récemment publiée dans le Figaro, Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador, universitaires à l’origine d’un colloque très décrié intitulé Après la déconstruction : l'université au défi des idéologies remarquent en réponse à un texte titré dans le Monde
« L’antiwokisme est infiniment plus menaçant que ledit wokisme auquel il prétend s’attaquer » : « Pour ces esprits formatés à s’émanciper, il serait urgent de dénoncer le «tournant réactionnaire» et la menace de nouvelles «dictatures» portées par l’«antiwokisme». Feignant de s’effrayer devant le risque d’une «cancel culture» d’extrême droite, les auteurs ne citent que des exemples américains, et pour cause, car ils seraient bien en peine d’en trouver un seul en France. Étrangement, ils n’évoquent aucune des nombreuses «cancellations» pour non-conformité à la doxa bien-pensante: qui annule les conférences de Caroline Eliacheff et de Céline Masson? Qui empêche de parler Nathalie Heinich ou Sylviane Agacinski? Qui, à Sciences Po, déprogramme les cours sur Darwin? Qui, à Paris I, supprime un séminaire de philosophie parce qu’il s’intitule «L’énigme transsexuelle»? ».
Des objectifs pourtant similaires
A quel titre ces spécialistes, comme la pédopsychiatre Caroline Eliacheff qui met en garde contre les risques d’une prise en charge trop systématique et trop radicale des troubles identitaires chez l’enfant, voient leur parole interdite ? Ils sont taxés de racisme, sexisme ou encore homophobie ou transphobie. En réalité, « wokistes » et « anti-wokistes » (ou plutôt vigilants vis-à-vis de certaines dérives) partagent très généralement les mêmes objectifs d’égalité devant la loi et de liberté (voire même pour les seconds défendent plus sincèrement ce deuxième idéal). Cependant, pour éviter toute confusion avec ceux de l’extrême droite qui utilisent les « dérives » de la Social Justice Ideology pour remettre en cause d’indiscutables progrès sociaux, Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador insistent : « il convient de veiller à ce que l’opposition au wokisme n’emploie que les armes de la raison ».
Insidieux dangers concrets
Ces différentes considérations qui animent depuis désormais plusieurs années les confrontations entre chercheurs pourraient paraître bien éloignées de la médecine telle qu’elle est exercée quotidiennement. Cependant, de plus en plus dans les cabinets, les praticiens peuvent voir leurs pratiques interrogées à travers le prisme d’idéologies identitaires. Bien sûr, l’objectif premier est l’amélioration des prises en charge grâce à une meilleure documentation de la persistance d’inégalités et de réflexes de discrimination. Cependant, les risques d’une indexation de certaines approches, fondées sur les preuves, parce que considérées comme l’émanation d’une médecine « dominatrice » existent et représentent un réel danger pour tous. Car tout le monde mérite de pouvoir être soigné en se basant sur les (vrais) progrès scientifiques.
On relira :
Le fil twitter de Matthias Wargon : https://twitter.com/wargonm/status/1658666848743825408
Andreas Bikfalvi : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/andreas-bikfalvi-l-ideologie-woke-menace-jusqu-a-la-science-20230503
Les trois dogmes anti-scientifiques du wokisme : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/les-trois-dogmes-anti-scientifiques-du-wokisme-C5P5R6TMG5CPHGK7CLEVPGMIUE/
Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador :
Aurélie Haroche