
Frank BELLIVIER,
Pôle de Psychiatrie, CHU Henri Mondor-Albert Chenevier, Créteil
La distinction entre trouble bipolaire et schizophrénie est au centre de débats qui occupent la communauté psychiatrique depuis plus d’un siècle. La distinction entre démence précoce (qui va devenir la schizophrénie) et folie à double forme (qui va devenir successivement la psychose maniaco-dépressive, la maladie maniaco-dépressive puis le trouble bipolaire) est classiquement attribuée à Kraepelin, bien que de nombreuses prémices de cette distinction se trouvent chez des auteurs antérieurs.
Des arguments « contre »
Au cours des années qui ont suivi, de nombreux éléments vont
venir corroborer cette distinction proposée par Kraepelin :
– arguments cliniques avec la description de symptômes cardinaux de
la schizophrénie qui se distinguent clairement de ceux des épisodes
majeurs, qui constituent les troubles cycliques de l’humeur ;
– arguments évolutifs qui opposent l’évolution progressivement déficitaire de l’une à la conception classique d’une pathologie intermittente, avec une restitution ad integrum du fonctionnement, dans l’autre ;
– arguments familiaux en montrant que l’agrégation familiale des troubles psychiatriques est différente ;
– arguments de l’imagerie : les anomalies anatomiques (lobe temporal, hippocampe et amygdale) et fonctionnelles (amygdale) mises en évidence chez les patients schizophrènes et chez leurs apparentés de premier degré sont en effet globalement différentes de celles mises en évidence chez les patients maniaco-dépressifs et leurs apparentés ;
– enfin, les profils de déficits neuropsychologiques des
patients schizophrènes et bipolaires sont assez clairement
différents.
Au total, cette distinction proposée par Kraepelin s’est avérée
féconde et la nosographie psychiatrique actuelle est clairement
inspirée de cette conception dichotomique (1).
Des arguments « pour »
Pourtant, cette distinction n’est pas si claire. Durant les
dernières décennies, de nombreux auteurs ont développé des
arguments en faveur d’un concept unitaire de psychose. En faveur de
cette conception : l’instabilité diagnostique, le fréquent
chevauchement symptomatique, mais aussi, depuis l’avènement des
antipsychotiques atypiques, la démonstration de l’efficacité de ces
produits dans les deux pathologies.
On constate en effet que de nombreux patients, diagnostiqués
initialement schizophrènes, voient leur diagnostic corrigé au bout
de quelques années en faveur d’un trouble bipolaire. D’autres, au
contraire, présentent une pathologie initialement cyclique et une
évolution déficitaire plutôt de type schizophrénique.
Par ailleurs, la réalité clinique indique la grande fréquence des
symptômes psychotiques dans le cours évolutif d’un trouble
bipolaire et l’existence d’authentiques épisodes thymiques
émaillant l’évolution d’une schizophrénie. L’existence d’un
continuum est illustrée par la très grande difficulté à trouver un
consensus pour définir une catégorie diagnostique du « trouble
schizo-affectif ».
De plus, de nombreux autres arguments sont venus indiquer que la
distinction n’était pas si claire en termes de facteurs de risque
(anomalies dermatoglyphiques, anomalies physiques mineurs,
saisonnalité de naissance et de début, complications obstétricales)
ou en termes d’indicateurs phénotypiques (fonctionnement
prémorbide, neuroanatomique, études d’imagerie et études
neuropsychologiques).
Quand la génétique s’en mêle
Les études génétiques ont apporté une contribution majeure à ces
débats.
Les études de génétique classique, tout d’abord, ont montré qu’il y
avait des bipolaires chez les apparentés de schizophrènes et des
schizophrènes chez les apparentés de bipolaires. De plus, la
concordance entre jumeaux monozygotes augmente considérablement
lorsque l’on prend en compte les deux pathologies. L’ensemble de
ces données indique donc clairement l’existence d’une vulnérabilité
commune.
La génétique moléculaire est venue confirmer cela en indiquant
l’existence de régions chromosomiques spécifiques de la
schizophrénie, d’une part, de la maladie maniaco-dépressive,
d’autre part, et de localisations chromosomiques communes. Cette
hypothèse s’est avérée féconde, puisque des métaanalyses d’études
génétiques menées dans la schizophrénie et dans le trouble
bipolaire ont indiqué clairement l’existence de régions communes de
vulnérabilité sur les chromosomes 10, 13, 18 et 22 (2).
Des études très récentes de génétique du trouble schizo-affectif
sont venues confirmer cela en identifiant des régions de
vulnérabilité sur ces mêmes chromosomes.
Parallèlement, des études cliniques se sont attachées à décrire les
dimensions symptomatiques communes aux deux pathologies, telles que
la propension à délirer ou certaines dimensions de schizotypie
comme la désorganisation (3).
Ces deux voies de recherche (cliniques et génétiques) se
trouvent réunies dans des études toutes récentes qui ont démontré
l’existence d’associations entre des marqueurs génétiques de
vulnérabilité communs et certaines dimensions symptomatiques
communes, et ce, dans des échantillons ayant inclus à la fois des
patients schizophrènes et bipolaires (4).
Dès lors, les troubles bipolaires et les troubles schizophréniques
apparaissent comme des entités hétérogènes multidimensionnelles,
avec la possibilité que certaines dimensions soient représentées
dans les deux pathologies ; ces dimensions étant sous-tendues par
des facteurs génétiques et non génétiques.
L’ensemble permet de rendre compte de l’existence d’un continuum
symptomatique du trouble bipolaire à la schizophrénie.
Références
1. Lançon C. Schizophrénie et maladie maniaco-dépressive :
données actuelles sur l’hypothèse unitaire. L’encéphale 2006 :
S894-9.
2. Lewis et al. Genome scan meta-analysis of schizophrenia and
bipolar disorder, part II: Schizophrenia. Am J Hum Genet 2003 ;
73(1) : 34-48.
3. Schurhoff F et al. Familial aggregation of delusional proneness
in schizophrenia and bipolar pedigrees. Am J Psychiatry 2003 ;
160(7) : 1313-9.
4. Schulze TG et al. Genotype-phenotype studies in bipolar disorder
showing association between the DAOA/G30 locus and persecutory
delusions: a first step toward a molecular genetic classification
of psychiatric phenotypes. Am J Psychiatry 2005 ; 162(11) :
2101-8.