Une obsession à déchiffrer

Paris, le samedi 15 novembre 2014 – « Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel. Elles ne vous disent jamais : "Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu'il préfère ? Est-ce qu'il collectionne les papillons ?" Elles vous demandent : "Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? " Alors seulement elles croient le connaitre. Si vous dites aux grandes personnes : "J'ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit..." elles ne parviennent pas à s'imaginer cette maison. Il faut leur dire : "J'ai vu une maison de cent mille francs." Alors elles s'écrient : Comme c'est joli ! ».

Calories : 1 500. Temps de sommeil : 7h15. Nombre de pas : 8 500

Les « grandes personnes » ainsi décrites par Antoine de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince sont probablement comblées aujourd’hui. Car les chiffres sont partout. Pas seulement dans la vie politique, pas seulement dans le monde économique, mais plus encore dans la vie personnelle. Tout se mesure, tout se dimensionne, tout se calcule et plus encore dans le domaine de la santé et du « bien être ». Il ne s’agit plus de savoir si la pratique d’un sport vous permet d’être moins essoufflé ou en meilleure forme mais de mesurer combien de pas on effectue chaque jour. Il ne s’agit pas de surveiller son alimentation en privilégiant certains aliments plutôt que d’autres, mais d’additionner précisément les calories. Il ne s’agit pas de prendre des mesures pour améliorer la qualité de son sommeil, mais de mesurer avec précision le temps passé dans les bras de Morphée. Cette passion de l’automesure existait déjà avant que les objets connectés ne la transforment en obsession du « quantified self ». De nombreux travaux sociologiques et philosophiques ont évoqué ces dernières décennies comment le culte du corps des sociétés contemporaines conduisaient à de telle tendance. Cependant, le numérique donne une nouvelle dimension à ce phénomène en permettant notamment de faire du « chiffre » une donnée à partager, à comparer et à présenter comme l’émanation de son moi sur les réseaux sociaux.

Faire de sa vie un chiffre parfait

Les discussions autour des dangers liés à l’engouement pour l’automesure ont déjà été nombreuses. Beaucoup portent sur les risques associés à la transmission de ces « chiffres » et à leur utilisation par les assureurs et autres institutions tentées de faire de l’objectif à atteindre une condition sine qua non pour obtenir telles ou telles prestations. Mais au-delà de ces inquiétudes, cette folie du « quantified self » est un témoignage du pouvoir des chiffres. Si ces derniers sont si attractifs c’est parce qu’ils nous permettent de combler les incertitudes creusées par les mots. « Compter est un prétexte pour toucher à quelque chose d’indicible » résume Candide Kemmler, organisateur des rencontres « Quantified Self » proposées à Bruxelles, cité par le journal belge Le Vif. Pas étonnant, que de véritables « addictions » au chiffre tendent à se développer. De nombreux témoignages sur les réseaux sociaux évoquent ainsi des comportements obsessionnels.

Le diktat de la norme

Outre ce caractère « addictif », le danger réside dans le fait que ces chiffres fonctionnent comme des « écrans » qui empêchent leurs « utilisateurs » de mesurer les réels progrès à faire (ou réalisés). « Ceux qui se surveillent ont souvent comme horizon leur état de santé. Ils vivent le chiffre comme une épée de Damoclès. Des personnes contrôlent leurs kilos en assimilant une image négative à un certains poids, peu importe si leur IMC est compatible avec les normes de santé. Les surveillants sont en constante vérification. Leur pratique du chiffre est anxiogène avec une notion de seuil très importante. Il y a ensuite ceux qui pratiquent des mesures classiques de performance. C'est le cas pour le sport mais aussi pour le poids (...). Ici, la quantification ne suscite pas du tout de l'anxiété. On adore le chiffre, la mesure fait partie de la pratique, le chiffre est partagé, discuté, manipulé » observe par exemple, également citée par le Vif, l’anthropologue Anne-Sylvie Pharabod, chercheuse à Orange Labs et auteur d’une étude intitulée : « La mise en chiffres de soi ». Ainsi, parfois sans pertinence, le chiffre devient l’unique objet de comparaison. « En se mesurant, on se rend comparable. On cherche à atteindre une moyenne. Mais cette norme est comme un savon qui glisse dans la main. Elle est insaisissable », avertit Olivier Desbley, chargé d’études à la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) interrogé sur ce sujet il y a quelques semaines par le Nouvel Observateur. Dans le même esprit, la recherche effrénée du chiffre "normal" risque de favoriser le gommage des spécificités de chacun et de contribuer à une perte des identités propres.

Gérer son corps comme ses finances

Pas de quoi inquiéter les concepteurs d’objets connectés, qui surfent habilement sur cet engouement pour l’automesure, particulièrement dans le domaine de la santé. Et Alexandre Plé, fondateur de Umanlife, interrogé sur ce sujet par le Nouvel Observateur résume ainsi l’ambition à combler : « L’idée, c’est de gérer son corps, comme on gère ses finances, ses courses et ses amis sur internet » !

Aurélie Haroche

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