Les défis de la réponse chirurgicale humanitaire dans les conflits armés du XXIe siècle

Au cours des conflits d’Irak et d’Afghanistan, les militaires de la coalition ont moins fréquemment succombé à leurs blessures que les militaires de n'importe quelle autre période de l'histoire. Cette survie sans précédent sur le champ de bataille est le résultat d'un engagement résolu à coordonner les progrès des soins de traumatologie avec une intervention immédiate en première ligne et un transport rapide vers des structures de soins dont les capacités chirurgicales sont en constante amélioration.

Taux de survie doublé pour les militaires blessés sur le champ de bataille depuis la guerre du Vietnam

C’est ainsi que le taux de survie des militaires blessés sur le champ de bataille a plus que doublé depuis la guerre du Vietnam, il y a 40 – 50 ans.

Un élément essentiel de cette survie a été la stabilisation rapide des blessés et leur évacuation gérée grâce à un système de soins à plusieurs niveaux, chacun ayant des capacités médicales croissantes et de plus en plus spécialisées. L'armée américaine a recours désormais à un système de prise en charge traumatologique interarmées, qui associe une intervention rapide, des collections de données, une amélioration continue du rendement et l'élaboration et la mise en œuvre de recommandations de pratique clinique. Les progrès ont été à la fois techniques (garrots, acide tranéxamique et pansements hémostatiques) et systémiques (soins avancés pendant le transport).

Voici les divers niveaux de ce continuum intégré des soins du terrain de la blessure à la rééducation :
- Niveau 1 : Soins tactiques aux blessés au combat avec le personnel du front qui contrôle l'hémorragie, pratique de la réanimation et de la protection des voies aériennes sur le terrain de la blessure ;
- Niveau 2 : Réduction des délais de temps et de distance entre le terrain de la blessure et la structure des soins chirurgicaux définitifs, par des équipes chirurgicales avancées capables d'assurer la réanimation et la chirurgie de contrôle des dommages avant l'évacuation rapide ;
- Niveau 3 : Hôpitaux de soutien au combat qui fournissent le plus haut niveau de soins dans la zone de conflit. Après stabilisation, les blessés sont transférés à l'extérieur du pays dans des établissements de soins définitifs ;
- Niveau 4 : Structures de soins définitifs bien dotées et situées loin de la zone de conflit.

Nombre de ces progrès ont été adoptés avec succès dans des contextes de traumatologie civile. Cependant, la réponse humanitaire dans les situations de conflit doit non seulement fournir des soins de traumatologie, mais aussi des soins chirurgicaux d'urgence aux populations touchées dans des environnements peu sûrs qui posent de grands défis pragmatiques et éthiques. Les conflits intra-étatiques prolongés qui font appel à la guerre de siège, l'utilisation d'armes explosives dans des zones urbaines densément peuplées et la destruction des installations sanitaires et d'autres infrastructures essentielles (systèmes d'approvisionnement en eau, chaînes alimentaires…) peuvent entraîner des taux élevés de mortalité parmi les civils. Le positionnement du personnel médical humanitaire à proximité des lignes de front, le contrôle des voies d'évacuation des blessés, la sécurité des chaînes d'approvisionnement, l'adéquation des ressources humaines et, plus fondamentalement, la sécurité des patients et du personnel humanitaire, sont particulièrement préoccupants.

Les conflits armés du XXIe siècle posent de nouveaux défis aux interventions chirurgicales humanitaires, notamment en raison de l'évolution des exigences en matière de sécurité, d'accès aux patients, des groupes dans le besoin, des ressources chirurgicales déployables limitées, des contraintes en matière de ressources et de la nécessité de répondre à la fois aux blessures traumatiques et aux besoins de la population en chirurgie d'urgence. En même temps, les récentes améliorations apportées en matière de traumatologie ont permis de réduire la mortalité liée aux blessures. Cette combinaison de nouveaux défis et de nouvelles capacités médicales justifie le réexamen des protocoles de chirurgie humanitaire qui datent.

Nécessité de réviser les protocoles

Alors que la responsabilité des soins de première ligne aux blessés devrait incomber en premier lieu aux parties au conflit, les organisations humanitaires sont devenues de plus en plus les principaux prestataires de soins dans les zones de conflit violent. Au cours de la dernière décennie, plusieurs événements ont souligné la nécessité de réviser les protocoles humanitaires. Le tremblement de terre de 2010 en Haïti a mis en lumière le manque de formation et de coordination du personnel médical d'urgence, les soins dispensés ayant été qualifiés de " honteux sur le plan médical ". En partie en réponse à cet événement, l'OMS a publié en 2013 le Livre bleu, soit un ensemble de directives qui établit un cadre de normes générales pour les équipes opérant dans des catastrophes soudaines. De telles directives pour la réponse humanitaire au conflit n'existent pas. L'expérience de Mossoul et les combats qui ont suivi à Raqqa (Syrie, 2016-2017) ont également suscité des préoccupations quant à la coordination militaro-civile et aux responsabilités des militaires en matière d'évacuation et de soins des victimes civiles.

Or la réponse humanitaire aux conflits est différente de celle qui suit une catastrophe et les directives actuelles du Livre Bleu de l'OMS ne fournissent pas d'indications adaptées.

Les équipes médicales humanitaires, non armées par définition, opèrent dans des environnements peu sûrs et le personnel doit également respecter les principes d'humanité, de neutralité, d'impartialité et d'indépendance - qui imposent des exigences particulières aux systèmes humanitaires. Les besoins des populations civiles diffèrent de ceux du personnel militaire. De plus, la stabilisation de première ligne et l'évacuation rapide des patients mises en exergue par  les militaires sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre dans les situations humanitaires. Si ces défis ne sont pas relevés, il peut en résulter des taux élevés de décès et d'invalidité évitables.

En réponse à ces préoccupations, le Stanford Humanitarian Surgical Response in Conflict Working Group a été créé le 20 mars 2018 pour réévaluer l'intervention médicale humanitaire en cas de conflit et a convié un groupe international de 35 représentants d'organismes humanitaires (dont MSF, le CICR, l’OMS), de l'armée américaine et de programmes universitaires de traumatologie à participer, du 3 au 5 août 2018, à l’examen des protocoles de traumatologie existants et à formuler de nouvelles recommandations. L'objectif de ce nouveau cadre était de traduire les progrès réalisés par les systèmes de traumatologie en matière de prestation de soins médicaux humanitaires dans les zones de conflit violent.

Définition d’un nouveau cadre d’intervention

Le nouveau cadre ainsi défini répond aux exigences en matière de sécurité et de médecine ainsi qu'aux principes éthiques et juridiques qui guident l'action humanitaire. Il comprend les premiers intervenants formés, les centres de réanimation/stabilisation éloignés, les procédures de « damage control surgery » et les structures de soins définitives de l’arrière. Le cadre comprend également les soins chirurgicaux non traumatiques, la prévention des blessures, l'amélioration de la qualité, la collecte de données et la formation préalable au déploiement. Voici ses différents niveaux :

Niveau 1 : Former les primo-intervenants communautaires

La formation de tous les militaires de l'armée américaine aux soins d'urgence tactiques a permis de réduire le nombre de décès pré-hospitaliers évitables. En contexte humanitaire, la formation de primo-intervenants civils devrait minimiser les risques pour les intervenants et améliorer les soins aux blessés sur le terrain. Les compétences de base devraient comprendre (1) la gestion sécuritaire du lieu (par exemple retirer les intervenants et les blessés des situations dangereuses), (2) la protection des voies respiratoires : positionnement de la mâchoire et du menton, position latérale de sécurité pour le transport, (3) le contrôle du saignement par compression manuelle et pansement des blessures, (4) la protection des personnes blessées de leur environnement et (5) le transport rapide des blessés vers les structures de soins. L'immobilisation prolongée de la colonne vertébrale doit être évitée en raison des temps de transport de longue durée, de transports de fortune, de la perte potentielle du contrôle des voies aérienne et de la difficulté à gérer les lésions médullaires complexes dans ce contexte. La RCP (réanimation cardio pulmonaire) n’est pas recommandée, car les personnes sans pouls ne survivent pas dans un tel environnement.

Une formation plus poussée d'un sous-ensemble de premiers intervenants communautaires pourrait permettre (1) le triage, y compris l'identification des blessés décédés ou dont le décès ne peut être évité, (2) l’immobilisation des fractures, (3) la préparation des blessés au transport et (4) des solutions logistiques adaptées au contexte local pour le transport.

Niveau 2 : Créer un point de stabilisation du traumatisme

Le point de stabilisation des traumatismes (PST) – l’équivalent français du poste médical avancé - est proposé comme premier site de soins avec un personnel médical formé (non chirurgical). La principale fonction du PST est de fournir des services de réanimation et de stabilisation et doit être capable de fonctionner dans des environnements aux ressources limitées : contrôle de l'hémorragie, urgences respiratoires, amorçage d’un transfert rapide vers une structure de soins plus élaborée. Rapprocher le plus possible les capacités médicales du PST, du blessé, représente un changement majeur, mais dépend de la dynamique du conflit et des considérations de sécurité. Le PST constitue le premier site de triage.

D'après les données militaires, le PST devraient idéalement être localisés à 10 minutes du lieu de la blessure, mais compte tenu des contraintes, l'objectif de 20 minutes est plus réaliste. Au PST devraient être réalisés : (1) le contrôle de l'hémorragie par des garrots et/ou la pose d'un liant pelvien ; (2) la réanimation, y compris l'administration d'acide tranéxamique, la pose de cathéters intraveineux et intraosseux, et la perfusion de cristalloïdes ; (3) la prise en charge initiale des lésions thoraciques sources d’insuffisance respiratoire ou circulatoire par la décompression de l'espace pleural, par insertion de drains pleuraux ; (4) la prévention de l’infection : antibioprophylaxie, irrigation des plaies, débridement, ablation des débris ; et (5) contrôle de la douleur. En raison de leur mauvais pronostic à long terme, la réanimation des patients sans pouls et la thoracotomie d'urgence ne doivent pas y être effectuées. Seuls les patients nécessitant un niveau de soins plus élevé devraient être transférés dans la structure définitive. Le PST ne doit pas servir de lieu de soins primaires ou de gestion des besoins médicaux ou chirurgicaux non traumatiques. Si disponible, la transfusion sanguine peut être réalisée au PST (banques de sang ambulantes).

Niveau 3 : structure de soins définitifs

Après la stabilisation au PST, les blessé requérant des soins plus poussés doivent être transportés à un établissement de soins définitifs capable de traiter les blessures ainsi que les situations chirurgicales et obstétricales d'urgence. Ces établissements exigent d'importants investissements en ressources matérielles et humaines pour fournir des soins de qualité dont les prestations essentielles minimales sont les suivantes :

- Imagerie : radiographie et échographie
- Gestion des fractures (ouvertes et fermées)
- Prise en charge des lésions de la moelle épinière ou de la colonne vertébrale
- Soins des brûlures
- Chirurgie des urgences chirurgicales abdominales et obstétricales
- Prise en charge des fractures ouvertes du crâne
- Amputation et fasciotomie
- Actes d’urgence sur la sphère génito-urinaire
- Fermeture de plaie complexe et greffe de peau
- Énucléation
- Chirurgie de la fracture de la mandibule
- Réalisation de lambeaux
- Reconstruction vasculaire définitive
- Anesthésie régionale, rachidienne et générale avec intubation
- Transfusion
- Soins périopératoires complexes
- Unité de soins post-anesthésiques
- Soins palliatifs (par exemple, brûlures à forte mortalité)
 

Dr Bernard-Alex Gaüzère

Références
Wren SM, Wild HB, Gurney J, et coll. : A Consensus Framework for the Humanitarian Surgical Response to Armed Conflict in 21st Century Warfare. JAMA Surg. 2019 Nov 13. doi: 10.1001/jamasurg.2019.4547.

Copyright © http://www.jim.fr

Réagir

Vos réactions

Soyez le premier à réagir !

Les réactions aux articles sont réservées aux professionnels de santé inscrits
Elles ne seront publiées sur le site qu’après modération par la rédaction (avec un délai de quelques heures à 48 heures). Sauf exception, les réactions sont publiées avec la signature de leur auteur.

Réagir à cet article