
Patients perdus de vue, charge virale variablement évaluée, groupe témoin aléatoire…
Ces analyses ont d’abord consisté à mettre en évidence les nombreuses limites méthodologiques de ces travaux. Sur le site Pubpeer, de nombreux points discutables ont ainsi été listés. Des journalistes scientifiques, des médecins et des chercheurs blogueurs les ont résumés. « Sur la plateforme collaborative de PubPeer, sur laquelle les chercheurs du monde entier peuvent commenter les études scientifiques, l’effarement est général face à des travaux d’une hallucinante faiblesse (« un design expérimental exceptionnellement pauvre »…) » remarque Florian Gouthière journaliste scientifique sur son blog Curiologie. Après avoir par ailleurs remarqué que l’excuse de "l’urgence" n’a pourtant pas empêché d’autres équipes de conduire des travaux sur le Covid-19 répondant avec plus de rigueur à la méthode scientifique, il énumère les principales limites de l’étude. « Les tests employés pour évaluer l’efficacité du traitement (mesure de la charge virale) ne sont pas fiables d’un jour à l’autre. Alors que l’essai impliquait le traitement effectif de 26 patients (chloroquine seule ou en combinaison avec l’azithromycine) (…), le suivi n’a été mené que sur 20 d’entre eux. (…) Les groupes traités par chloroquine sont comparés à un groupe suivi dans un autre établissement, sans aucune garantie que les protocoles permettant d’évaluer la charge virale soient les mêmes, ou menés avec la même rigueur. Alors que l’essai avait pour objectif secondaire de renseigner sur l’efficacité du traitement en termes de fièvre, de normalisation du rythme respiratoire, sur la durée moyenne d’hospitalisation et sur la mortalité… l’étude publiée n’en fait pas cas. Une partie des patients non traités n’ont pas bénéficié d’une mesure de charge virale de façon quotidienne, les données publiées étant « extrapolées » sur la base de données des jours suivants » signale le journaliste. Des analyses similaires sont faites par Olivier Belli sur son blog hébergé par Mediapart. Ce doctorant en Ingénierie Biologique (École Polytechnique de Zurich) constate notamment : « la charge virale de tous les patients du groupe chloroquine est mesurée au jour 0 contre seulement 6 du groupe contrôle, les autres sont justes marqués comme "positifs" et deux ne sont même pas testés. On remarque également que quatre patients du groupe chloroquine ont des tests négatifs au jour un (pas de virus détecté), parmi ceux-ci deux resteront négatifs tout au long de l'étude et les deux autres présenteront brièvement des charges virales positives mais extrêmement faibles (une valeur supérieure à 35 étant considérée comme négative) avant de redevenir négatifs les jours suivants. À ce stade il est raisonnable de se demander si ces patients étaient réellement infectés au cours de l'étude ».
La peur, mauvaise conseillère
La démocratie et la science : pas nécessairement compatibles
Un débat plus mystique que scientifique
Décidemment emblématique de la crise de confiance que connaît la
science dans notre pays, l’affaire de la chloroquine repose
également sur une figure messianique, isolée, presque martyre,
semblant prêcher pour le bien de tous au mépris des menaces de
quelques-uns, voire de son propre intérêt, figure qui cristallise
les mécanismes de "croyance" ou en tout cas les réactions
épidermiques partisanes. « Le Dr Raoult se pose en sachant (ce
qu’il est) mais surtout comme celui qui sait quand les autres ne
savent pas. Tous les autres, y compris les autres médecins, y
compris les autres chercheurs ("Ce n’est pas moi qui suis bizarre,
ce sont les gens qui sont ignorants"). C’est David contre Goliath,
(…) Marseille contre Paris, le "petit" virologue de province contre
les pontes nationaux. C’est moi contre le reste du monde »
analyse Vincent Olivier, ancien journaliste santé, auteur du blog
Recto Verso.Haro sur les mathématiques
Bien sûr, au-delà de la tendance naturelle de l’être humain à
vouloir se fier à une autorité (pourquoi pas divine) semblant
capable de répondre à ses maux, l’emballement auquel on a assisté
est une nouvelle fois une démonstration de la méconnaissance de la
démarche scientifique. Ici, cette ignorance se double d’une
méfiance, distillée par l’auteur lui-même des travaux. Le
professeur Raoult énonce en effet dans une tribune publiée par Le
Monde jeudi 26 mars 2020 : « Enfin, l’envahissement des
méthodologistes amène à avoir des réflexions purement
mathématiques. Husserl disait : "Les modèles mathématiques ne sont
que les vêtements des idées". C’est-à-dire que l’on utilise la
méthode, en réalité, pour imposer un point de vue qui a été
développé progressivement par l’industrie pharmaceutique, pour
tenter de mettre en évidence que des médicaments qui ne changent
pas globalement l’avenir des patients ajouteraient une petite
différence. Ce modèle, qui a nourri une quantité de
méthodologistes, est devenu une dictature morale. Mais le médecin
peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un
méthodologiste » assure le praticien, démontant ainsi en
quelques lignes un des fondements de la médecine basée sur les
preuves…Creuser encore l’écart entre les citoyens et la
science
La confiance dans la science ne peut que pâtir d’un tel épisode. «
Sa campagne de communication creuse encore le gouffre qui sépare
la communauté scientifique des citoyens » estime ainsi Olivier
Belli, tandis que Vincent Olivier analyse : « Qu’il le veuille
ou non, par son attitude et ses provocations inutiles, le Dr Raoult
déclenche également une profonde fracture au sein de la communauté
scientifique; il accrédite l’idée que la conviction de l’un serait
plus pertinente que les interrogations d’un autre ; il renforce la
croyance que la recherche ne serait en fin de compte qu’une
bataille d’ego » et conclut que les conséquences seront
terribles même si le traitement se révélait réellement efficace (ce
que semblent démentir des travaux publiés récemment par une équipe
chinoise) « Tout cela n’est bon ni pour la science, ni pour la
médecine, ni pour la santé publique. Car enfin à supposer que la
chloroquine se révèle efficace (ce que, encore une fois, j’espère),
que se passera-t-il demain ? Demain, n’importe quel spécialiste,
n’importe quel chercheur, n’importe quel charlatan se sentira
légitime à proposer je ne sais quel traitement miracle contre je ne
sais quelle maladie incurable. Avec un argument imparable : j’ai
expérimenté « mon » médicament sur 26 personnes et il est efficace.
Vous n’y croyez pas ? Les pouvoirs publics n’y croient pas ? Les
médecins n’y croient pas ? Souvenez-vous du Dr Raoult… ».Pour se souvenir de cette histoire emblématique, on pourra relire :
Le blog de Florian Gouthière
http://curiologie.fr/2020/03/chloroquine/?fbclid=IwAR3BxujSUM6NboG76tbjmmJPfyGaJl0VByCxK8u3MqNuomnmsm5V5spjDN8
Celui d’Olivier Belli
https://blogs.mediapart.fr/olivierbelli/blog/220320/le-pr-raoult-et-la-chloroquine-les-failles?utm_source=facebook&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-66&fbclid=IwAR2I8kpM6ScQv_tifiMj9Iu0IZvJ3ZqTu4dpaJzuZipe2SWLapHTCUbS7HU
Gérard Maudrux
https://blog.gerardmaudrux.lequotidiendumedecin.fr/2020/03/23/covid-19-un-second-scandale-de-la-chloroquine/
Vincent Olivier
https://blogs.lexpress.fr/le-boulot-recto-verso/2020/03/23/chloroquine-qui-a-tort-qui-a-raison/
La tribune de Didier Raoult
Aurélie Haroche