
Paris, le samedi 24 avril 2021 – Cette semaine, l’AFP publiait les témoignages satisfaits des premiers patients ayant été inclus dans l’expérimentation française de la prescription de cannabis thérapeutique. Pour certains professionnels, le lancement de ce programme est une étape importante, même s’ils espéraient plus de célérité. C’était le sens d’une tribune publiée il y a deux mois dans le Monde par Eric Correia, élu local et infirmier anesthésiste qui pressait : « Il n’y a pas de juste milieu, plus d’interminables études à mener ni de coupables moratoires à appliquer. Juste un choix. Un simple choix, celui que tout décideur politique doit faire désormais, à l’aune de nos connaissances, de vérifications empiriques prouvant l’innocuité de ce cannabis médical tout autant que son aptitude à soulager les souffrances et les maux. A l’aune de la confiance que l’on voudra bien faire à des territoires ruraux qui, à l’instar de la Creuse, savent prendre leurs responsabilités et innover pour résister à la désespérance ». Cependant, se heurtant à ce qu’il voulait décrire comme une évidence médicale, il regrettait : « Il semble toutefois que le spectre d’une morale et d’une forme de bien-pensance plane sur le débat autour de cette plante et de ses molécules, bien davantage que quelque motivation juridique, scientifique ou institutionnelle que ce soit ».
Cannabis thérapeutique : des preuves médicales fragiles
Cette observation révèle bien ce qui semble empêcher dans notre pays tout débat serein et constructif autour du cannabis. Chacun envisage toujours que la position de l’autre n’est pétrie que de considérations idéologiques : une morale répressive guiderait seule les prohibitionnistes aux yeux des partisans de la libéralisation quand un hédonisme inconscient aveuglerait ces derniers (pour les premiers). Et cette difficulté à dépasser les anathèmes se retrouve de façon préliminaire dans les considérations autour du cannabis thérapeutique. Faut-il en effet considérer comme le suggère Eric Correia que ce n’est que la « morale » qui freine aujourd’hui l’autorisation de l’utilisation médicale de cette substance ? La limite des arguments scientifiques ne doit pas être oubliée, comme le note le neurochirurgien Marc Lévêque également dans une tribune publiée par le quotidien du soir : « En 2015, l’analyse de onze études ayant comparé les cannabinoïdes à un placebo a démontré « un effet analgésique modeste » dans la douleur chronique non cancéreuse. Difficile de savoir si ce faible bénéfice est à mettre au crédit des effets anxiolytiques et hypnotiques du produit ou d’une véritable antalgie. (…) . Dans la pratique clinique, on peut considérer que le cannabis est profitable à de rares patients : ceux souffrant de douleurs liées à une lésion du cerveau ou de la moelle épinière associée à une spasticité, comme dans la sclérose en plaques .Ces résultats modestes expliquent mal le bouillonnement autour du cannabis médical, pour lequel la demande devient de plus en plus pressante auprès des généralistes ou des centres, souvent saturés, de douleur chronique ». Aussi, pour Marc Lévêque, il est probable qu’ « Avec environ 3 000 volontaires inclus, cette expérimentation risque de susciter profusion de déceptions, car des centaines de milliers de malades sont potentiellement concernés par ces indications. Un désenchantement qui risque d’être partagé par les scientifiques : avec tant de formes de cannabis, tant d’indications et en l’absence d’un groupe placebo, il est improbable que des preuves robustes émergent, enfin, sur l’efficacité (ou non) de cette plante ».
La légalisation du cannabis récréatif : effet secondaire inévitable de l’autorisation du cannabis thérapeutique ?
Mais Marc Lévêque conclut : « Ainsi conçue, cette phase d’expérimentation risque d’être un formidable teaser aux conclusions inexploitables. Certains pourront s’en frotter les mains ». Il émet en effet l’hypothèse que la promotion du cannabis médical n’est pour certains (beaucoup ?) qu’un tremplin pour faire la promotion du cannabis récréatif. « Le cannabis récréatif (ou « bien-être ») est un enjeu sociétal important et un business qui explose. Le marché mondial pourrait être multiplié par 2,5 d’ici à 2022 et représenter 63 milliards de dollars (près de 58 milliards d’euros) pour les seuls Etats-Unis. Les « majors » du tabac, de l’alcool et de la pharmacie lorgnent donc la marijuana. Les moyens mis à disposition du lobbying du cannabis vont croissant et, avec eux, la pression médiatique pour la légalisation. En avril 2019, le Syndicat professionnel du chanvre bien-être est devenu le Syndicat professionnel du chanvre, preuve que les mondes du cannabis « récréatif » et « thérapeutique » ne sont pas totalement étanches. Dans ce contexte, la tentation peut être grande de s’appuyer sur les millions de patients douloureux chroniques pour servir le développement de ce commerce, les consommateurs réguliers de cannabis récréatif étant dix fois moins nombreux (1,2 million) » remarque-t-il. Faut-il ici suspecter que l’auteur soit animé par quelques présupposés dans cette analyse ? Il apparaît en tout cas que chez les opposants à la légalisation du cannabis, les craintes suscitées par l’autorisation du cannabis thérapeutique ne sont pas tues. « L’expérimentation de l’usage médical du cannabis, qui devrait démarrer en janvier 2021 et durer deux ans, ne doit pas être un prétexte à la légalisation de la consommation de 'joints’ » écrivait ainsi un collectif d’élus il y a quelques mois dans le Journal du Dimanche.
Ton assertif et moralisateur d’Emmanuel Macron qui interdit le débat hypocritement souhaité
Si le prisme du cannabis thérapeutique révèle certainement le poids des considérations morales dans ce débat, les discours politiques ne les évitent pas plus. Dans une illustration spectaculaire de son mantra (« Et en même temps »), Emmanuel Macron a ainsi appelé la semaine dernière à un débat sur la question de la consommation du cannabis tout en fustigeant à propos de la dépénalisation : « les stups ont besoin d’un coup de frein et pas d’un coup de publicité ». Alain Ehrenberg, sociologue se désole dans le Monde : « Si la dépénalisation, qui est une mauvaise solution parce qu’elle ne touche pas à la production et au trafic, suscite l’hostilité d’Emmanuel Macron, la légalisation est évidemment encore moins envisageable. Or, c’est elle qui devrait être au centre d’un débat politique jusqu’à présent inexistant. Malheureusement, le président a adopté ce ton assertif et moralisateur qui caractérise la pensée des gouvernements successifs depuis des décennies, ton qui délégitime tout débat au nom du slogan vague qu’est la protection de notre jeunesse. Or, un débat est essentiel en démocratie parce qu’il permet de clarifier devant l’opinion les raisons de changer ou de ne pas changer de politique. Ce débat est d’autant plus nécessaire que les Français et, surtout, les addictologues (qui sont quand même en première ligne des problèmes sanitaires et psychologiques) sont favorables au changement ».
De l’argent pas inutile en cette période difficile
Ce débat existe depuis longtemps et partisans et opposants à la légalisation essayent (parfois avec succès) de construire leur argumentation loin du spectre moralisateur. Ainsi, les défenseurs de la légalisation signalent tout d’abord ses avantages économiques. C’était le premier point invoqué par un collectif d’élus et de médecins signant un appel à la légalisation dans l’Obs : « L’argument économique revient en force à l’heure où nous cherchons des milliards d’euros pour faire face à la crise sanitaire, économique et sociale provoquée par le Covid-19. La légalisation permettrait en effet de faire rentrer chaque année dans les caisses de l’Etat entre 2 et 2,8 milliards d’euros et elle créerait entre 30 000 et 80 000 emplois, notamment dans le secteur agricole » appuyaient-ils.
Inefficacité manifeste
Mais c’est évidemment l’argument de l’inefficacité des politiques actuelles, dans un pays qui, note l’ancien ministre de l’Ecologie, Cécile Duflot, réussit l’exploit d’être à la fois l’un de ceux d’Europe où la législation est la plus répressive et qui connait l’une des plus fortes consommations, qui est le plus largement déployé. « Il faut regarder ces faits en face, tout particulièrement en regard du critère d’efficacité des politiques publiques. Les gouvernements successifs jusqu’à aujourd’hui ne se sont jamais posé la question de l’efficacité de l’action publique. Or, celle-ci est une question essentielle en démocratie. (…) Un rapport du cercle de réflexion Terra Nova publié en octobre 2020 montre que l’activité répressive est très chronophage pour la police et la justice. Au sein des services de police « l’impression générale (…) est de “vider l’océan avec une petite cuillère” », ce qui suscite un fort sentiment de lassitude chez les fonctionnaires. Au niveau de la justice et de l’administration pénitentiaire, 14,7 % de la population incarcérée l’est pour infraction à la législation sur les stupéfiants, ce qui implique en amont une série d’actes judiciaires qui prennent du temps et engorgent les tribunaux » détaille Alain Ehrenberg. « Cette répression nourrit la politique du chiffre et mène à un dévoiement de la mission des forces de l'ordre. Le collectif Police contre la prohibition l'exprime très bien : « C'est un délit qui est résolu dès qu'il est constaté, c'est du 100 % de taux d'élucidation, et ça, c'est très précieux pour les chiffres de la délinquance. 56 % de l'activité d'initiative des flics, c'est la répression de l'usage de drogues, faire vider les poches et mettre en garde à vue pour le quart de gramme de shit qu'on a au fond de la poche.» Les chiffres, eux, sont éloquents. Entre 2014 et 2015, 56 % des infractions revélées par l’action des forces de l’ordre, qui représentent la part proactive de l’activité policière, étaient liées aux stupéfiants, parmi lesquelles 85 % concernaient un usage simple et 90 % touchaient au cannabis. Ce sont ces infractions qui viennent engorger les tribunaux et nourrir la surpopulation carcérale, puisqu’elles concernent près de 20 % des détenus (Observatoire international des prisons). A noter que dans les condamnations liées aux stupéfiants, le trafic occupe une part marginale, de l’ordre de 2 % (Observatoire français des drogues et des toxicomanies) » avançait pour sa part dans Libération en septembre dernier Vincent Delhomme, directeur des études du think-tank GenerationLibre.
Cependant, certains, même chez ceux qui semblent être partisans de la légalisation observent « Je nuancerais le constat car la fonction des politiques répressives n’est pas d’être efficace mais de maintenir l’ordre social » remarque Michel Kokoreff, professeur des universités à Paris-8, chercheur au CRESPPA-CNRS interviewé par le site Mouvement up.
Mais surtout, les opposants à la libéralisation s’emportent contre le défaitisme qui sous-tend ce constat. « Ce n’est pas parce que les forces de l’ordre ont du mal à venir à bout du trafic qu’il faut légaliser la pratique! Sinon il faudrait aussi légaliser le trafic d’armes, la fraude fiscale, la prostitution et ne plus sanctionner les vitesses excessives au volant ! » s’indignent des élus Républicains dans le JDD.
La répression n’évite pas le danger et la légalisation n’implique pas forcément le chaos
Pour ces derniers, il convient de rappeler le « danger » que représente le cannabis et ils s’inquiètent du risque majeur d’une banalisation « Nous voyons dans nos circonscriptions des parents accablés de voir leur enfant dépendant, et des familles détruites. Nous voyons des amitiés disparaître à cause de la consommation de drogue, des gens perdre leur emploi et des jeunes tomber dans la délinquance pour se fournir en cannabis, car ce n’est pas avec leur argent de poche qu’ils paient leur drogue! Psychose, schizophrénie, dépression, échec scolaire, déscolarisation, désocialisation... Les drames liés au cannabis sont nombreux » écrivent-ils.
Cependant, ce danger n’est pas nié par ceux qui appellent à un changement. « La raison principale avancée pour ne rien changer est que le cannabis comporte des dangers, ce qui est tout à fait exact. Mais si une politique devait se fonder sur ce seul critère, il y a bien longtemps qu’on aurait interdit le tabac et l’alcool » signale Alain Ehrenberg qui plus tard insiste encore sur le fait que la légalisation n’exclut pas une forme de répression et en tout cas de prévention. « Il faudra bien entendu maintenir, voire renforcer la répression du trafic (à une politique de légalisation doit correspondre de manière complémentaire une politique de répression). La note (du Conseil d’analyse économique, intitulée « Cannabis : reprendre le contrôle ? » (publiée en juin 2019, ndrl) propose également de renforcer les politiques de prévention et d’éducation, en se centrant tout particulièrement sur les plus jeunes. Elle rappelle que de telles politiques fonctionnent, comme en témoigne la diminution des consommations d’alcool et de tabac ». C’est un élément clé du discours des partisans d’une légalisation ou plus certainement d’une régulation (selon le mot privilégié par la Fédération addiction) : elle permet une meilleure action en matière de prévention et de contrôle de la consommation des jeunes et de la qualité des produits. Or, cette prévention est aujourd’hui le parent pauvre de la politique de lutte contre les drogues : « Il faut souligner la faiblesse de la politique de santé dans l’ensemble des dépenses publiques occasionnées par la politique de lutte contre les drogues : la part consacrée à la santé s’élève à 10 %, alors qu’elle est de 20 % pour l’action judiciaire et de 70 % pour celle de la police » indique Alain Ehrenberg. Derrière cette volonté de faire de la prévention la ligne directrice, s’exprime un souhait de « déstigmatisation » insiste la Fédération addiction. Enfin, ces discours rappellent souvent que les exemples étrangers plaideraient en faveur du caractère positif de la légalisation en matière de prévention et de contrôle des produits et de l’accès.
Le parasitage de l’émotion
Mais cette bataille apparaît très difficile alors qu’aujourd’hui le débat sur le cannabis est parasité par l’émotion suscitée par la décision de la Cour de Cassation concernant l’abolition du discernement d’un meurtre (reconnu comme antisémite) commis sous l’emprise du cannabis. Un tel contexte émotionnel ne peut évidemment que parasiter toute réflexion sereine sur la régulation de ce produit dangereux et qui mérite sans doute d’être l’objet d’une politique bien plus efficace qu’aujourd’hui, quelle qu’elle soit. « Il est plus que temps de sortir de l’échec » conclut la Fédération addiction.
On relira :
Eric Correia (Conseiller régional de
Nouvelle-Aquitaine et président de la communauté d’agglomération du
Grand Guéret et infirmier
anesthésiste-réanimateur)
Marc Lévêque(neurochirurgien à Marseille,
spécialiste de la douleur)
L’appel de 80 parlementaires Les
Républicains
L’appel de médecins et élus
Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de
recherche émérite au CNRS, Cermes3. Dernier ouvrage paru : « La
Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société » (Odile
Jacob, 2018)
Le fil twitter de Cécile
Duflot
Vincent Delhomme, directeur des études du
think-tank GenerationLibre
Michel Kokoreff, professeur des universités à
Paris-8, chercheur au CRESPPA-CNRS, auteur de nombreux ouvrages sur
la question des drogues
Fédération addiction
Aurélie Haroche