
Démission
Si la publication de l’enquête de Victor Castanet a constitué un choc majeur, il n’a pas fallu attendre cette analyse pour découvrir les difficultés majeures des EHPAD. On se souvient par exemple du témoignage et de la démission de son poste du Dr Marcellin Meunier (coordonnateur d’un EHPAD municipal en Vendée pendant 20 ans) en 2019 qui avaient soulevé une certaine émotion. Avant de prendre sa décision de quitter l’établissement, il écrivait sur Facebook : « Refusant d'être complice d'une maltraitance désormais institutionnalisée du fait des moyens dramatiquement insuffisants que nous accordent les autorités et organismes de tutelle (ARS, département et CPAM) pour une prise en charge adaptée ("les autres établissements y arrivent bien, pourquoi pas vous"), j'ai moi-même organisé une réunion de crise dans l'établissement avec tout le personnel désespéré, en présence du maire de la commune et président du CCAS, de la directrice de l'établissement, et j'envisage de quitter cet établissement si la situation n'évolue pas, non sans essayer de me battre auprès du personnel soignant auparavant pour tenter de trouver des solutions et surtout des moyens... ».Des conditions de travail dénoncées depuis plusieurs années
Pour le Dr Véronique Lefebvre des Noettes, psychiatre du sujet âgé, chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (Université Paris-Est Créteil), « Ce que l'on nomme aujourd'hui « le scandale des Ehpad » a éclaté à l'été 2017 : leurs personnels ont lancé deux grèves nationales, afin de dénoncer leurs conditions de travail. Ce travail est non valorisé à la hauteur des missions qui leurs sont confiées, est vécu « à la chaîne » : vingt toilettes pour une aide-soignante (7 minutes par personne âgée dépendante) et font perdre le sens du soin. Les causes profondes du malaise tiennent aux nouveaux modes d'organisation du travail effectué par les infirmiers, aides-soignants, auxiliaires et agents spécialisés auprès des résidents. La France est en effet engagée dans un vaste mouvement de « modernisation » des soins aux personnes âgées dépendantes, qui s'aligne sur les standards d'un nouveau management public en vigueur dans un nombre croissant de pays, le même qui fait tant souffrir les hôpitaux, car la culture du chiffre, de l'évaluation, des protocoles, de la standardisation des soins les déshumanise. Les besoins des résidents sont désormais évalués selon une grille baptisée « Autonomie gérontologique et groupes iso-ressources » (AGGIR). Cet outil vise à mieux ajuster les ressources des Ehpad aux besoins, mais il ne reflète pas les besoins réels, qui ne sont pas uniquement fonctionnels, mais aussi - et surtout - relationnels. Les soignants ne s'y trompent pas : ils demandent du temps et des moyens humains », écrit-elle sur le site de la Tribune.Moins de personnels, des chambres plus petites et des salaires très bas : tout est moins bien dans le privé
Tant le témoignage du Dr Meunier que l’analyse du docteur Lefebvre des Noettes rappellent que les EHPAD privés sont loin d’être les seuls concernés par les dérives et difficultés. Cependant, le livre Les Fossoyeurs mettant l’accent sur les établissements à but lucratif, c’est la privatisation de ce secteur qui a été l’objet d’un grand nombre de critiques ces derniers jours. La France est loin d’être le pays le plus concerné par ce phénomène : 24 % de nos EHPAD appartiennent au secteur privé à but lucratif, contre 80 % en Espagne ou 76 % en Grande-Bretagne, rappelle une enquête publiée en juillet 2021 par Leïla Minano sur le site Investigate Europe. S’ils sont encore minoritaires en France, les EHPAD privés répondent cependant à un processus « encouragé et construit par les pouvoirs publics » notent les économistes Ilona Delouette et Laura Nirello, compte tenu des aides très importantes reçues par ces établissements. « C’est l’une des clés de la sonnante et trébuchante réussite des chercheurs d’or gris dans l’UE : le secteur est majoritairement financé par les États (77,5 %) », commente Leïla Minano. Or ces fonds, qui s’ajoutent aux prix payés par les familles (le tarif médian est de 2 620 euros par mois dans les EHPAD du secteur privé commercial selon une étude de la Caisse nationale de Solidarité pour l’Autonomie datant de 2016) ne semblent pas toujours prioritairement employés pour assurer le bien être des personnes accueillies. Les rapports établis sur le sujet sont en effet souvent en défaveurs du secteur privé : « La Caisse nationale soulignait (…) que les services sont souvent différents. A titre d'exemple, dans le secteur privé commercial, les surfaces privatives (logements) et collectives (espaces communs) proposées sont plus faibles, les ratios de personnel, moins élevés et les services compris dans le socle (prix de journée) moins importants », rappelle l’avocat Thierry Guillois dans un texte publié cette semaine par Les Echos qui évoque les « dérives de l’ouverture à la concurrence ». La faiblesse des ratios de personnel s’explique probablement en partie par des volontés d’économie, mais également par des difficultés majeures de recrutement. Il faut dire que « D’après la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), les bas salaires du privé à but lucratif sont les plus bas du secteur. Auxiliaires de vie, aides-soignantes, aides médico-psychologiques… : près de la moitié du personnel des Ehpad touche en moyenne près de 4 000 euros annuels de moins que les collègues du public », remarque Leïla Minano.Plus de mort de la Covid dans le privé ?
Les conséquences sur les résidents ne sont pas uniquement lisibles dans les pages chocs des livres à sensation, mais également dans les statistiques. Ainsi, « d’après une note de la Drees (direction de la recherche et des statistiques dépendante du ministère de la santé) publiée en juillet 2021, leur gestion salariale à l’économie pourrait avoir eu des conséquences, en particulier lors de la deuxième vague, qui a « occasionné deux fois plus de contaminations des résidents ». Les statisticiennes y révèlent que « les Ehpad privés commerciaux ont été significativement plus touchés que les autres structures ». Une hypothèse ? « Il pourrait s’agir d’une conséquence d’un taux d’encadrement moins élevé et du plus fort recours à la sous-traitance » relève Leïla Minano.Une concurrence qui exclut les plus pauvres
Outre une prise en charge détériorée des personnes âgées, les méfaits de la privatisation s’observent également dans l’exclusion progressive des plus pauvres. « Côté associations et gestionnaires publics, l'apparition de cette concurrence a engendré de graves difficultés budgétaires. Dans un récent rapport remis au Premier ministre et consacré à «l'impact de la concurrence lucrative sur le modèle économique associatif et sur la multiplication des exclusions», le Haut Conseil à la vie associative s'est particulièrement intéressé à l'activité des Ehpad. Après avoir auditionné de nombreux acteurs du secteur, il parvenait à un constat plutôt inquiétant quant à l'accueil de certaines catégories de nos personnes âgées. La comparaison des prix, tout d'abord, est parlante. Selon une étude de la Caisse nationale de Solidarité pour l'Autonomie datant de 2016, le tarif médian était alors de 1 801 euros par mois dans les Ehpad public, de 1 964 euros dans les Ehpad du secteur associatif ou solidaire et de 2 620 euros par mois dans les Ehpad du secteur privé commercial. (…) Au final, le nombre de ces personnes qui n'ont plus accès à un Ehpad, parce que pas assez pauvres pour bénéficier des aides publiques et pas assez riches pour prendre en charge le prix de l'hébergement et des soins, n'a fait que progresser d'année en année. Elles se retrouvent alors condamnées à demeurer chez elles, avec souvent des problèmes identiques pour accéder à l'aide à domicile dont elles auraient besoin pour faire face à leur état de dépendance », écrit Thierry Guillois.Le désamour constant de la France pour le secteur privé
Ce dernier reconnaît cependant que « Le développement de la concurrence n'est peut-être pas la seule cause d'une telle situation » et il évoque notamment les effets délétères de la « tarification à l’activité qui peut inciter à multiplier les actes médicaux pour équilibrer son budget ». D’une manière globale, il y a un risque à vouloir faire du secteur privé le seul coupable, tendance qui s’impose toujours rapidement dans notre pays. Pour Etienne Lefebvre, chef du service économie générale aux Echos : « Une chose est sûre, la multiplication des contrôles ne suffira pas à régler les problèmes de fond. Et encore moins la mise au ban du secteur privé lucratif (…). La maltraitance n'est malheureusement pas réservée à un secteur, et il y a besoin du public comme du privé pour renforcer une offre d'accueil en établissements très hétérogène ».Personne ne veut finir dans un EHPAD
Dès lors, Etienne Lefebvre répond par la négative à la question volontairement provocatrice qui ouvre son éditorial « Faut-il interdire les Ehpad privés ? ». Mais dans la lignée de cette interrogation, on pourrait se demander si la question ne devrait pas être plutôt « Faut-il interdire les Ehpad » quel qu’il soit. L’ancien directeur d’hôpital honoraire, ancien directeur d’Ehpad, Pierre Savignat considère qu’il s’agit de l’orientation à suivre dans une tribune publiée par Libération : « Il n’est plus possible de se limiter à gérer périodiquement des symptômes sans s’interroger sur ce que révèle et produit le fait de rassembler dans une même structure plusieurs dizaines de personnes âgées dites dépendantes. Les rapports s’entassent, les commissions se succèdent, les projets de loi s’évaporent. L’entrée en Ehpad n’est pas réellement un choix, ni des personnes ni des familles. Elle apparaît très souvent comme la solution, faute d’alternative (habitat inadapté, isolement, offre d’aide à domicile lacunaire, etc.). La rupture est énorme. (…) Personne n’est satisfait de cette situation, ni les résidents et leurs proches, ni les personnels, ni l’opinion publique. Alors, sans excuser des actes de maltraitance inadmissibles, il faut comprendre que c’est ce système institutionnel qui est en cause. (…) De plus, il est difficile de croire que l’on financera à la fois une réduction significative du reste à charge en Ehpad, une augmentation conséquente des emplois dans ces structures et une politique volontariste de déploiement de dispositifs permettant un maintien à domicile suffisant, équitablement répartis sur le territoire et de qualité. Des choix s’imposent. Pour cela, il faut, en premier lieu, arrêter de construire et d’ouvrir des Ehpad comme l’a préconisé, en 2021, le rapport des sénateurs Michèle Meunier et Bernard Bonne (1). Ensuite, envisager et préparer leur fermeture, pas demain bien sûr, mais à un horizon de cinq à dix ans. Dès lors, la question n’est plus de savoir comment transformer les Ehpad mais comment permettre le maintien au domicile, dans la cité, opérant ainsi une réorientation complète des politiques publiques du vieillissement vers une véritable inclusion sociale. Ceci permettrait une réaffectation progressive des dotations budgétaires et un fléchage pertinent de moyens supplémentaires ».Univers concentrationniste
Pierre Savignat est loin d’être le seul à faire le constat du caractère inadapté des EHPAD. « Le CCNE (comité consultatif national d'éthique) avait été sollicité sur la question. « Quel sens a la concentration des personnes âgées entre elles, dans des établissements dits d'hébergement ? ». Son avis n°128, publié en février 2018, dénonce la concentration, l'institutionnalisation forcée (qui se passe du consentement des personnes concernées), la ghettoïsation et l'indignité de la condition des personnes âgées en France (…). Le CCNE invite aussi à revoir l'organisation des Ehpad pour sortir de cet univers « concentrationniste », en favorisant les alternatives (habitat intergénérationnel, autogéré, les résidences autonomie, etc.) et en réfléchissant à « l'Ehpad hors les murs », dans de petites structures intégrées dans le tissu urbain de proximité » nous rappelle le Dr Véronique Lefebvre des Noettes. La fin de l’institutionnalisation systématique semble par ailleurs répondre à la réalité des résidents en EHPAD qui pour 80 % d’entre eux présentent des troubles cognitifs, qui sont souvent peu compatibles avec les conditions d’accueil dans des établissements où la personnalisation de la prise en charge fait défaut.Tous coupables ?
Que l’on veuille croire à l’unique malignité des « profiteurs » du secteur lucratif ou que l’on envisage une problématique plus large, le premier responsable reste encore et toujours l’Etat. Sous dotation, politique délétère de la tarification à l’activité, contrôles insuffisants : les fautes des pouvoirs publics sont nombreuses et l’abandon récent de la loi sur le Grand âge n’est qu’une illustration supplémentaire du mépris de nos gouvernements vis-à-vis des plus âgés. Cependant, ne sommes-nous pas les reflets de nos dirigeants ? Ces manquements majeurs ainsi que la désignation des méfaits des groupes privés, ne nous permettent-ils pas de nous alléger de notre propre sentiment de culpabilité, de renforcer notre cécité volontaire ? Notre culpabilité de choisir pour un proche l’institutionnalisation plutôt que l’accompagnement (la France est un des pays qui connaît le taux d’institutionnalisation le plus élevé d’Europe). Ce sentiment de culpabilité des proches, masqué par la véhémence vis-à-vis d’Orpéa, se reflète d’ailleurs dans nombre de témoignages télévisés de familles plaignantes diffusés depuis la parution des Fossoyeurs. Et plus profondément notre refus également de voir que le grand âge est très souvent, même dans les EHPAD bientraitants et bienveillants, une souffrance et une déchéance.Pour vieillir mieux informés (et en se sentant plus coupables encore ?), on pourra relire :
Marcellin Meunier
Véronique Lefebvre des Noettes
Leïla Minano
Thierry Guillois
Etienne Lefebvre
Pierre Savignat
Aurélie Haroche