Faut-il ou non renommer la schizophrénie ?

À défaut de pouvoir réduire la température, faut-il se résoudre à changer de thermomètre ? Depuis les années 1980, on ne parle plus officiellement de sujets « maniaco-dépressifs », mais « bipolaires. » Et de façon similaire, les Japonais ont remplacé en 2002 l’expression « maladie de l’esprit divisé » (split-mind disease qui désignait la schizophrénie, conformément à son étymologie) par l’appellation a priori plus neutre « trouble de l’intégration » (integration disorder).

Certains soutiennent que pareils changements de noms pourraient dépasser l’inclination pour la xylophémie (langue de bois) du discours « politiquement correct » (transformant par exemple les obèses en « personnes d’un standard de poids supérieur à la moyenne », et les ivrognes en « sujets avec une forte addiction à l’alcool ») et « contribuer à réduire la stigmatisation », alors que d’autres estiment au contraire que les mots particuliers ont peu d’impact sur le rejet et la stigmatisation, imputables essentiellement à « l’ignorance du public et à sa peur des malades mentaux. » Or ces phénomènes seraient plus sensibles à une « meilleure éducation » qu’aux modifications éventuelles du vocabulaire psychiatrique…

Peu d’études ont été consacrées aux effets possibles de tels changements de noms sur la stigmatisation, et leurs résultats sont contradictoires : une étude japonaise (chez des étudiants) suggère ainsi une « diminution de l’approbation du stéréotype » sur l’assimilation du schizophrène à un « criminel », mais des recherches effectuées en Chine et au Canada ne retrouvent « aucune différence » dans la perception de la schizophrénie, quelle que soit sa dénomination. Une nouvelle étude (présentée par The British Journal of Psychiatry) a évalué grâce à un questionnaire sur Internet l’opinion de 1 621 participants (résidant au Royaume-Uni) relative à leur appréciation de deux entités de la nosographie psychiatrique, en fonction du nom étiqueté sur la maladie : d’une part, « maniaco-dépression » ou « trouble bipolaire », et d’autre part « schizophrénie » ou « trouble d’intégration. »

On constate que l’expression « trouble bipolaire » est associée à « moins de crainte et de distanciation sociale » que l’ancien vocable « état maniaco-dépressif. » Mais pour la schizophrénie, si le terme « trouble de l’intégration » permet de réduire la « présomption de dangerosité », il s’accompagne pourtant dans cette enquête d’un « accroissement de la mise à distance sociale » du sujet, constat illustrant les « effets complexes » d’un changement de nom sur la stigmatisation. Ainsi, la croyance que les schizophrènes sont toujours dangereux est « constamment citée comme un facteur préjudiciable pour leur intégration sociale », et l’étiquette « schizophrénie » pourrait, indépendamment des troubles du comportement des intéressés, « jouer un rôle dans la perpétuation de ce stéréotype. » Cependant, même un terme plus neutre comme « trouble de l’intégration » ou « syndrome de dysrégulation de saillance » (salience dysregulation syndrome, proposé par Jim van Os en 2009)[1] & [2] pourrait susciter un « effet pervers sur la distance sociale » car le public saisit mal ce que représente la « saillance » et ne perçoit pas une « fonction psychologique universelle de l’intégration. » De plus, comme tout ce qui est méconnu risque d’inquiéter, alors que le connu, plus rassurant, peut « réduire la distance sociale », ces expressions moins familières (trouble de l’intégration, syndrome de dysrégulation de saillance ») peuvent paradoxalement accroître la distanciation sociale, donc majorer la stigmatisation qu’on veut combattre !

Même si les patients et leurs proches plaident « depuis des décennies pour changer le nom de la schizophrénie », objet présumé de vexations, les auteurs conseillent ainsi de bien peser cet aspect paradoxal avant toute décision pour modifier la terminologie.

[1] Van Os J. ‘Salience syndrome’ replaces ‘schizophrenia’ in DSM-V and ICD-11: psychiatry’s evidence-based entry into the 21st century? Acta Psychiatr Scand 2009; 120: 363–372.
[2] Van Os J. A salience dysregulation syndrome. Br J Psychiatry 2009;194:101–103.

Dr Alain Cohen

Référence
Ellison N et coll.: Renaming schizophrenia to reduce stigma: comparison with the case of bipolar disorder. Br J Psychiatry, 2015; 206: 341–342.

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Vos réactions (4)

  • Des mots qui parlent ...

    Le 27 mai 2015

    Oui bien sûr. Quelque chose comme le début très éclairant de la définition de la psychose du dictionnaire Larousse de la psychiatrie :
    "psychose n.f. (angl. Psychosis). Maladie mentale grave atteignant globalement la personnalité du patient et justifiant le plus souvent une prise en charge thérapeutique intensive avec parfois la nécessité d'une hospitalisation contre le gré du patient..." (humour)
    Dr Jacques Deperson

  • Pour un changement de terme

    Le 27 mai 2015

    Le trouble bipolaire a remplacé en l'élargissant, la notion de psychose maniaco dépressive, PMD dans la terminologie française, très stigmatisante. Il est aujourd'hui presque bien porté d'être bipolaire. La schizophrénie est entrée dans le vocabulaire ordinaire soit en mode mineur comme équivalent d'ambivalent, soit comme équivalent de fou incompréhensible, imprévisible et potentiellement dangereux mais aussi synonyme de pathologie mentale grave et chronique quasi incurable, en en faisant le prototype du fou "à interner". Tout cela n'est guère positif alors que les traitements "modernes" chimiques et psychoéducatifs permettent à de nombreux patients une existence bien améliorée voire quasi normale.
    Dr S Agittaire

  • Dysrégulation de saillance qu'ils disaient...

    Le 27 mai 2015

    Ah! je l'aime celle-là:
    "Résumé: Les phénomènes de saillance mettent en avant un élément d’un message linguistique ou visuel. En confrontant des travaux issus de disciplines variées, nous proposons une classification des facteurs qui déterminent la saillance d’une entité dans un énoncé linguistique ou dans une scène visuelle. Certains de ces facteurs ne dépendent que des caractéristiques physiques du message : on parlera alors de saillance physique (ou P-saillance). D’autres facteurs dépendent des processus cognitifs du sujet traitant le message : on parlera alors de saillance cognitive (ou C-saillance). A partir de cette classification, nous montrons que les notions de P-saillance et de C-saillance ne sont pas tributaires de la modalité (linguistique ou visuelle) à laquelle on les applique. Ceci nous permet d’aborder une caractérisation générique de la saillance physique et d’en tirer des conclusions sur la notion de structure informationnelle."
    Pour le texte complet: voir: http://corela.revues.org/603
    C'est pourtant simple!

    Dr Charles Kariger

  • Mots et progrès de la nosographie

    Le 28 mai 2015

    Après tout le terme de "schizophrénie" a bien remplacé celui de "démence précoce"... Mais plus sérieusement on met sous l'entité de schizophrénie divers troubles dissociatifs, peut on mettre sous la même étiquette la schizophrénie paranoïde, la schizophrénie catatonique, la schizophrénie dysthymique, etc ? Ce ne sont pas les mêmes chaînes de gènes qui s'y expriment, ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui sont altérées et chacune de ces entités font l'objet de thérapies différentes. Alors au-delà d'un jargon du socialement correct, il demeure que les données scientifiques évoluant, ne sommes nous pas à devoir réviser nos classifications qui sont largement marquées par la classification de Kraepelin, classification datant d'une époque où la neurologie était balbutiante et où la génétique était dans les limbes ? On peut dire de même pour la psychose maniaco-dépressive, la nosographie s'améliorant on a pu constater qu'il y avait des degrés et la plupart ne relevait pas d'une psychose à proprement parler... La notion de troubles bi-polaires ne permet-elle pas d'avoir une approche plus nuancée, plus fine et donc des thérapies mieux adaptées ? Et changeant également de vocabulaire n'est-ce pas aussi un moyen d'échapper aux représentations quelque peu faussées répandues dans le grand public ?

    Dr Bernard Botturi

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