La fin des innovations de rupture ?

Paris, le lundi 23 janvier 2023 - « Si j'ai vu plus loin, c'est en me tenant sur les épaules de géants. » La célèbre citation attribuée à Isaac Newton dans une correspondance à Robert Hooke ne semble plus inspirer les scientifiques du 21ème siècle. Les publications et brevets sont de moins en moins innovants en comparaison à leurs prédécesseurs et ont moins tendance à créer des ponts entre divers domaines de connaissances. Ces tendances inquiètent les décideurs politiques car le déclin des innovations de rupture menace la croissance économique, la santé humaine, la sécurité nationale et les nouveaux défis inhérents au réchauffement climatique. Comment mesurer l’étendue de ce déclin ? Quelles en sont les causes ? Une récente publication parue dans la revue Nature nous éclaire à ce sujet.

L'indice CD5 caractérise la nature de l’innovation

Deux bases de données ont été utilisées dans un premier temps : Web of Science et la base USPTO (United States Patent and Trademark Office) avec respectivement 25 millions de titres de publications (1945-2010) et 3,9 millions de titres de brevets analysés (1976-2010). Les résultats ont été validés sur quatre bases supplémentaires. Afin de caractériser la nature de l’innovation, un indice appelé CD5, outil précédemment validé, a été utilisé afin de distinguer les innovations « disruptives » des innovations dites de « consolidation ». Ces dernières améliorent le flux de connaissances existants et consolident le statu quo par opposition aux innovations de rupture qui rendent obsolètes les connaissances existantes, propulsant la science et la technologie dans de nouvelles directions.

Le principe de cette indice ? Si un article ou brevet est disruptif, les travaux ultérieurs qui le citent sont moins susceptibles de citer également leurs prédécesseurs. A l’inverse, si l’innovation est dite de « consolidation », les travaux ultérieurs qui le citent sont également plus susceptibles de citer leurs prédécesseurs. L’indice CD5 varie de -1 (consolidation) à 1 (perturbation) et est évalué cinq ans après l’année de publication de l’article ou du brevet en question.

Un déclin confirmé dans tous les domaines…

Qu’il s’agisse des sciences de la vie et de la biomédecine, des sciences sociales ou technologiques, de la physique ou encore de la chimie, les publications et brevets sont de moins en moins disruptifs. Pour les publications, cette baisse va de 91,9 % (sciences sociales) à 100 % (physique) entre 1945 et 2010. Pour les brevets, cette baisse va de 78,7 % (informatique) à 91,5 % (pharmacologie et médecine) entre 1980 et 2010.

En utilisant un indicateur alternatif, les auteurs confirment cette tendance générale et un changement de sémantique dans les titres des publications et brevets. En effet, les articles et brevets disruptifs sont susceptibles d’introduire de nouveaux mots. En analysant les termes utilisés dans les titres et abstracts des publications et brevets, les auteurs ont noté un déclin dans la diversité des mots utilisés, en particulier avant 1970 (publications) et 1990 (brevets), mais également dans la nouveauté des combinaisons de mots utilisés.

… Mais des percées majeures persistent

Fait important à noter, malgré le déclin « global » dans la « disruptivité » des travaux de recherche, le nombre absolu de travaux hautement disruptifs (évalué par l’indice CD5) reste relativement constant dans le temps, et ce dans tous les domaines étudiés. Les auteurs commentent : « la persistance de percées majeures comme le développement des vaccins contre la Covid-19 » n’est pas incompatible avec un ralentissement de l’activité disruptive.

L’utilisation de bases de données supplémentaires, d’outils de sémantique et de modèles mathématiques, permettent aux auteurs de conclure que ce déclin de « disruptivité » n’est probablement pas lié au domaine de recherche, à l’auteur ou à l’année de publication, à la qualité des publications, ou encore à des changements dans des pratiques de publication et de citation des auteurs.

A qui la faute ?

Plus la recherche avance et plus le volume de connaissances augmente, ce qui en théorie devrait permettre de repousser les limites de la science et des technologies. Mais, ce volume grandissant d’informations est-il réellement exploité par les générations ultérieures de chercheurs ? Il semblerait que non selon les auteurs de la présente publication. En effet, en utilisant des modèles de régression, ils ont constaté trois faits :

·Un déclin dans la diversité des travaux cités suggérant qu’au fil du temps, les scientifiques citent de plus en plus les mêmes travaux antérieurs.

·Une augmentation du phénomène d’autocitation, les chercheurs se basant sur des connaissances familières.

·L’âge moyen des travaux cités augmente, ce qui peut suggérer selon les auteurs que les inventeurs ont du mal à prendre connaissance des percées scientifiques les plus récentes.

Ces trois constats confortent l’idée que les découvertes et inventions contemporaines reposent sur un champ plus restreint de connaissances ce qui peut être bénéfique sur le plan individuel mais pas pour repousser les limites de la science.

Le 21ème siècle signerait-il donc la fin des innovations de rupture ? Peut-être pas. Le volume stable d’articles et brevets de rupture suggère que la science et la technologie n’ont pas atteint la limite de la « frontière infinie ». Les politiques de financement de la recherche peuvent également favoriser la « disruptivité » des innovations en « pariant » sur des sujets plus risqués qui peuvent potentiellement créer des ponts entre divers domaines de recherche. Soutenir des carrières, comme c’est le cas en France, et non pas seulement des projets spécifiques comme aux Etats-Unis, pourrait permettre aux chercheurs de s’affranchir de la culture du « publish or perish » et produire des travaux plus conséquents.

Dr Dounia Hamdi

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