Les paradoxes de la démocratie sanitaire

Paris, le samedi 1er octobre 2016 – L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a récemment rendu publiques ses conclusions sur les dysfonctionnements du pilotage de la démocratie sanitaire au niveau national et régional dans notre pays. Les inspecteurs ont en effet pu constater combien la « démocratie sanitaire s’est développée de manière inégale et en ordre dispersé sur le territoire ». Au-delà de ces disparités, la lourdeur des procédures a constitué un frein important à son développement. L’IGAS a également pu épingler comment « les difficultés de positionnement des directions d’administration centrale et du Secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales (SGMCAS) contribuent à ne pas donner de lisibilité sur "qui fait quoi"». A ces différents écueils, s’ajoute l’opacité du financement et des réserves critiques concernant le poids des associations. Leur importance au sein des « parties prenantes de la démocratie sanitaire interroge sur la capacité des pouvoirs publics à prendre en compte la parole du citoyen au-delà des cadres formels mis en place avec les têtes de réseaux associatifs » juge en effet l’IGAS. Non seulement les structures associatives peuvent constituer un filtre potentiellement déformant entre le patient (ou l’usager) et les pouvoirs publics, mais elles pourraient également obérer la nécessaire indépendance du dispositif, étant souvent dépendantes financièrement et administrativement de l'état. Enfin, outre ces différentes critiques, confortant la nécessité d’une plus grande lisibilité et de la mise en place de nouveaux systèmes, l’IGAS observait que le « périmètre de la démocratie sanitaire fait toujours débat y compris sous l’angle sémantique : démocratie sanitaire ou démocratie en santé ». Ces différentes observations font écho aux réflexions de l’économiste spécialiste des questions de santé Claude Le Pen, qui pour le JIM se penche sur les contradictions de l’émergence nécessaire d’un nouveau rôle individuel et collectif des patients.

Par Claude Le Pen*

Si quelque chose a bien changé dans un système de santé réputé conservateur, c’est bien le rôle et la place des patients. Traditionnellement, tout le monde s’accordait pour le considérer comme une personne sous tutelle. Tutelle médicale au nom de « l’asymétrie d’information » entre lui et son médecin, tutelle économique et politique au nom de la prise en charge de ses dépenses par la collectivité. Cette configuration n’existe plus et le patient s’est autonomisé à la fois individuellement et collectivement.

Individuellement, il a été promu "acteur de sa propre santé", au moins juridiquement, et la relation tutélaire avec les professionnels de santé s’est muée en une relation plus partenariale.

De Kouchner à Touraine

Respect de la dignité, prohibition des discriminations, accès à l’information, etc. : la loi du 4 mars 2002 « relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé » dite Loi Kouchner a incontestablement changé les règles du jeu.

Collectivement, la mutation n’est pas moins considérable avec l’émergence d’une "démocratie sanitaire" qui a supplanté la "démocratie sociale" qu’incarnait le paritarisme de 1945. Une notion floue et mal définie mais néanmoins omniprésente dans les discours et les textes officiels. Avec la récente Loi du 26 janvier 2016 « de modernisation du système de santé » (dite Loi Touraine), il n’y a plus une seule agence ou autorité administrative qui ne compte pas dans ses instances dirigeantes ou décisionnelles un « représentant des usagers » - une catégorie plus large que le patient incluant la famille, les ayants-droits, les aidants, etc. Les associations reçoivent en outre un droit de représentation collective des "usagers" notamment à travers les nouvelles "actions de groupe".

Le risque d’une "démocratie sanitaire" confisquée par l’Etat

Ce mouvement - irréversible et, soyons clair, "globalement positif", n’est pourtant pas sans contradictions. D’abord celle tenant à sa légitimation. Contrairement à l’ancienne "démocratie sociale" aucun processus électoral ne la fonde. Aux termes de la Loi Kouchner, il revient à l’Etat d’agréer les associations "représentatives" que la Loi Touraine entend fédérer au sein d’une Union nationale des associations agréées (UNAASS) qui, entre autres, aura pour fonction … de proposer au ministre une liste d’associations agréées pour la formation des représentants des usagers ! La "démocratie sanitaire" est en quelque sorte déléguée par l’Etat aux associations de son choix ! De quoi nourrir la crainte du "patient alibi" alors que, de leur côté, les associations revendiquent haut et fort leur indépendance.

Jusqu’où doit aller l’intervention des patients ?

Une autre contradiction tient à l’objet cette nouvelle démocratie : a-t-elle pour but de fournir de la représentation ou de l’expertise ? L’Etat a récemment attribué aux représentants des usagers un siège délibératif avec droit de vote, au même titre que les experts médicaux, au sein de la Commission de la transparence qui établit la liste des médicaments remboursables. Il eut été plus logique qu’il s’agisse d’un siège consultatif sans droit de vote au même titre que les représentants institutionnels de l’Etat ou des caisses d’assurance-maladie. Les patients dont le témoignage est irremplaçable sont-ils en effet pour autant assimilables à des experts médicaux ?

Entre démocratie directe et démocratie représentative

Enfin, il peut y avoir une contradiction potentielle entre les deux conceptions possibles de la "démocratie sanitaire", l’une entendue comme une instance de participation des patients organisés à la politique de santé publique, l’autre comme un forum d’expression des patients à titre individuel. Des thèmes comme la vaccination, ou même le "reste à charge", peuvent exacerber la tension entre ces deux versions. Des associations peuvent défendre au  nom de la santé publique des mesures que les patients individuels peuvent refuser au nom de leur crainte, de leur conviction, de leurs fantasmes. La "démocratie sanitaire" se trouve quelque part entre démocratie directe et démocratie représentative. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes.

* professeur d’économie de la santé à l’Université Paris Dauphine

Rapport de l’IGAS

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Vos réactions (5)

  • Appliquer la loi

    Le 01 octobre 2016

    C'est une initiative très noble mais peut-être devrait on d'abord exiger l'application de la loi ?L'information et la participation du malade au choix de son traitement sont des obligations légales, rarement appliquées, ou très peu et très mal. L'attitude paternaliste qui consiste à penser :"je sais mieux que vous ce qui est bon pour vous" est démodée mais les résistances sont nombreuses. Il faut du temps pour changer les mentalités.

    Dr Danielle Barbotin

  • Relire Platon

    Le 01 octobre 2016

    Dans le milieu des spécialistes de santé, on aime beaucoup l’expression démocratie sanitaire. Le mot démocratie a une sorte de pouvoir rassembleur que nul ne saurait contester. C’est oublier Platon. Au Livre VII de La République, Platon décrit la manière dont on passe d’un régime politique à un autre. Il établit une sorte de classement de cinq régimes politiques. Selon Platon, l’aristocratie, le gouvernement des meilleurs, est le seul régime parfait. La démocratie n’occupe que la quatrième place juste avant la tyrannie !
    Le concept de biopolitique élaboré par Michel Foucault est plus pertinent. Il s'agit en effet de concevoir le rapport du citoyen de de l'Etat dans un jeu de pouvoir. Il est vrai que le sujet occidental est encore sous tutelle ou en état de minorité par rapport au pouvoir médical.
    Or aujourd'hui l'essentiel des pathologies est environnemental est lié à des comportements.Le sujet est donc de plus en plus sollicité à être responsable de sa santé.
    Il ne pourra devenir artisan de sa santé que dans un contexte libéral qui sollicite le sujet, non seulement à modifier ses de vie pour éviter les pathologies coûteuse mais aussi à optimiser ses aptitudes personnelles c'est à dire en dernière instance sa productivité économique.
    La perspective néolibérale est beaucoup plus féconde que celle de la démocratie sanitaire pour permettre l'émancipation du sujet à l'égard d'un pouvoir médical encore omniprésent.
    Laurent Vercoustre

  • Et le médecin?

    Le 02 octobre 2016

    Droits des usagers, droits des associations d'usagers, droits de l'union des associations d'usagers, le médecin sans droit et sans secret est noyé parmi les professionnels de santé et non professionnels. Il n'a qu'à se tenir à carreau.

    Dr Isabelle Gautier

  • La Promotion de la Santé, une clé pour dépasser les blocages ?

    Le 02 octobre 2016

    Démocratie sanitaire, démocratie en santé, le débat peut tourner à l'affrontement idéologique.
    Plutôt que de mettre en place des instances pour lutter contre le pouvoir supposé, prétendu ou très réel de tel ou tel groupes de personnes - professionnels du soin, de l'industrie, technocrates ou autres experts, etc..., luttons pour une autre vision de la santé et du rôle que peuvent et doivent jouer tous les acteurs de la société. Cette vision, c'est celle qui est portée par la Promotion de la Santé dont l'année 2016 voit l'anniversaire des 30 ans de la Charte d'Ottawa et dont l'esprit est simple : conférer à chacun la possibilité d'agir sur les déterminants de sa santé et de son bien-être en visant le changement de comportement chez l'être humain et le changement des environnements sociaux liés à la santé.
    Dès lors, tout le monde est concerné. Pas uniquement les "so called" représentants officiels estampillés et reconnus des "usagers", des habitants, mais les gens du quotidien, eux-mêmes.
    Nous sommes tous en capacité d'agir sur notre écosystème, sur les facteurs liés à notre personne, à notre style de vie, à notre groupe d'appartenance (communauté au sens large du terme qu'elle soit assumée, choisie ou subie), à la société dans laquelle nous tentons de nous déployer.

    Développer les aptitudes individuelles, autrement nommées compétences psychosociales, ne peut se résoudre in fine à "optimiser sa productivité économique", non. Le modèle, le monde sont largement plus complexes, et l'enjeu d'un autre niveau. Il s'agit de conscience de soi, car la conscience de soi permet l'estime de soi.

    Dès lors, le jeu de pouvoir peut se jouer entre individus, groupes, organisations se respectant et se reconnaissant les uns les autres puisque comme le précise la Charte d'Ottawa en matière de compétences psychosociales, il en est une particulière : avoir conscience de soi-avoir de l'empathie pour les autres.

    Dr Patricia Pâme

  • Estime de soi... Image de soi

    Le 05 octobre 2016

    Cela est bien est en théorie et je ne peux que plussoyer à votre discours Dr Pâme. En théorie seulement, hélas.
    Car quid des personnes pour qui survivre au quotidien occupe le devant de la scène, qui ne vont chez le médecin que parce que leur corps (plus ou moins maigre) source de revenus (maigres eux, sans nul doute !) ne "fonctionne plus". Leur gagne-pain est en panne. La notion de prévention, de prendre soin de soi est totalement occultée, pour peu qu'elle ait existé vraiment. Tant ils sont habitués à dépasser la douleur dans le travail pour pouvoir continuer à produire.

    La prévention c'est la possibilité de se projeter dans l'avenir. Souvent inconnue de ceux empêtrés dans un présent si douloureux que l'à venir fait souvent plus peur qu'il ne représente la possibilité d'une vie meilleure. Dans "projeter", pour eux, il y a"Jeter".

    Ceux qui espèrent que leur avenir sera comme le plan qualité SNCF "GAMAB" => Globalement Au Moins Aussi Bon", peut-on leur reproccher de s'accrocher à ce qui adoucit leur vie, leur peine, même si ces habitudes de vie sont délétères ?

    "La cigarette ? C'est la seule chose de bon dans ma journée. M'en griller une et me dire : je peux au moins encore m'acheter un paquet pour la journée. Je ne suis pas encore au fond du trou". C'est dérisoire... ou peut-être pas. Et ceux qui renoncent à leurs droits les plus essentiels : la CMU et donc leur santé et le recours aux soins. Parce qu'ils ne veulent pas devenir les "parasites" tant décriés par les hommes politiques eux-mêmes et repris en coeur par les "bien-pensants" de la société qui se dit si altruiste.

    Devenir suspects de frauder la sécu... quand d'autres, aisés, détournent des fonds publics avec pour toute punition, une inilligibilité de quelques années... un détail dans leur longue carrière.

    Mais pour rebondir sur le paternaliseme évoqué plus haut, l'abandon de cette attitude historique de la médecine suppose l'abandon d'un pouvoir... celui de la vie sur l'autre. Pas facile lorsque l'on vous somme d'une obligation de moyens à défaut d'obtenir des résultats.

    Devoir, vouloir, pouvoir... une ronde des mots qui ne s'attache pas qu'à un historique professionnel mais aussi à la représentation toute personnelle que possède chaque professionnel médical ou paramédical de son action, du positionnement qu'il est sensé avoir, du rôle qu'il est sensé jouer dans cette scène de plus en plus mouvante de la santé en France.

    Et puis de responsabilisation à culpabilisation "faut-il moins rembourser les soins de ceux qui s'alcoolisent ou fument ?", le pas a été déjà franchi.

    Il serait plus efficace de faciliter leur quotidien avec un revenu décent en leur donnant la possibilité de jouer un rôle dans la cité que de leur donner le RSA. RSA... regardez ce que veulent dire ces mots... fils du Revenu minimum d'insertion. Allez, j'omets volontier les personnes porteuses de handicaps physiques, psychologiques... pour écourter cette litanie.

    Voyez-vous, à ce jour je serais bien en peine de vous décrire le nouvel infirmier attendu par les autorités depuis 2009, depuis '"liniversitarisation" du diplôme. J'en ai pourtant formé beaucoup pendant 5 ans depuis... Et l'équivalence Licence"reconnue par la justice et non par les facs de médecine... Quelle bouffonnerie !

    Voir en l'avenir... Et zut ! Je ne vois plus ma boule de cristal dans cette fumeuse politique !

    C. Durand

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