
L’hôpital français, l’hôpital de l’Afrique ?
Les soigner pour nous protéger
Derrière la plaisanterie (aussi outrancière diront certains que les propos d’origine), le praticien signalait néanmoins quelques enjeux fondamentaux de l’AME. Il rappelait en effet qu’un des objectifs de ce dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière un accès gratuit aux soins est d’éviter la propagation de certaines épidémies. « Soigner dignement les personnes en situation précaire, c’est nous soigner collectivement. Parce que pathologies et bactéries ne connaissent ni frontières ni nationalités, permettre à ces dizaines de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes d’accéder aux soins les plus élémentaires, c’est mener une politique résolue de prévention et de limitation des risques en réduisant possibilités de contagion. Même, c’est décharger considérablement les services d’urgences des hôpitaux français déjà lourdement en difficulté, et qui seraient impactés en cas de suppression de l’AME : les économies budgétaires de surface auraient bel et bien un coût pour la puissance publique, et non l’inverse ! » rappelait en 2019 un collectif de députés écrivant dans l’Opinion une tribune s’opposant aux velléités affichées par le gouvernement de restreindre les contours de l’AME.Pas de siège et un impact financier nul
Les messages de Yonathan Freund moquent également l’exagération objective d’Eric Zemmour. D’autres ont d’ailleurs renchéri. Le médecin urgentiste auteur de la page Facebook « To be or not Toubib » a ainsi remarqué : « Il n’y a aucun bénéficiaire de l’AME qui assiège mon hôpital, ou bien c’est le siège le plus light de l’histoire des sièges », tandis que plus sérieusement le docteur Philippe Le Conte (CHU de Nantes) relève : « Moins de 1 % des patients consultant aux urgences de Nantes relève de l’AME ». Les hôpitaux de Marseille signalent avoir pris en charge, en 2019, 2 513 bénéficiaires de l’AME (905 pour les Hospices civils de Lyon). Ces nombres relativement limités correspondent à une charge également modérée sur les dépenses de l’Assurance maladie. En effet, sur les 200 milliards d’euros de dépenses de l’assurance maladie, le budget alloué à l’Aide médicale d’Etat en 2021 ne devrait pas excéder un milliard soit 0,5 %. D’une manière générale, certaines analyses invitent à reconsidérer l’impact financier de l’immigration. Ainsi, l’OCDE a-t-il publié ce 28 octobre un rapport (qui ne manquera pas d’être contesté !) qui conclut : « Dans tous les pays, la contribution des immigrés sous la forme d'impôts et de cotisations est supérieure aux dépenses que les pays consacrent à leur protection sociale, leur santé et leur éducation ». La France, malgré le caractère généreux de ses aides sociales, n’échapperait pas à la règle. « Ce qui focalise le débat public, notamment en France, c'est le coût que peut représenter l'immigration en termes de dépenses sociales, de santé, etc. On montre que cette question ne devrait pas nous obséder, car quand on fait le compte, on observe que la contribution est positive jusqu'à la prise en compte des dépenses militaires et de la dette publique » commente Jean-Christophe Dumont, chef de la division Migrations de l'OCDE. « Si on compte tout ce que l'État dépense pour les migrants, de la santé à l'éclairage public, en passant par la police et les allocations, et ce qu'ils contribuent, on va toujours trouver un écart de contribution budgétaire nette entre -1 et +1 % du PIB » complète l’économiste auteur de l’étude Anna Damas de Matos, qui ajoute « Dans les pays où il y a eu beaucoup d'immigration récente et jeune, on aura une contribution plus positive, comme en Italie ou en Espagne. Et vice-versa. La France, elle, est dans une situation intermédiaire ».L’AME favorise-t-elle l’immigration ?
Si la critique ainsi brutalement formulée par Eric Zemmour ne semble donc pas résister à l’analyse chiffrée, on sait que la critique de l’AME peut également sous-tendre que cette disposition inciterait à l’immigration (immigration qui peut être également contestée pour d’autres raisons que financières). L’idée est également largement remise en cause par de nombreux observateurs. Ainsi les députés auteurs de la tribune publiée dans l’Opinion en 2019 avaient affirmé : « Laisser penser que l’attractivité de notre système de santé serait la raison des flux migratoires que connaît notre pays serait, dans le contexte actuel, une erreur dont nous serions collectivement responsables. « L’appel d’air » que certains prétendent dénoncer est, outre une erreur factuelle, le fruit d’une instrumentalisation. Très loin d’être le premier motif d’immigration, l’AME est en réalité l’ultime recours face à des situations de santé dramatiques et dangereuses ». Une telle déclaration généreuse ne s’appuie pas sur une démonstration chiffrée qui serait cependant nécessaire. On sait cependant que si des dérives existent (des filières organisées, notamment depuis certains pays d’Europe de l’Est), elles demeurent restreintes et tous les gouvernements ont effectivement confirmé que leur ampleur, difficile à évaluer, demeurait très modérée.L’hôpital à la recherche de son âme
Au-delà de l’emphase de la salve d’Eric Zemmour, faut-il s’inquiéter qu’un des possibles candidats à l’élection présidentielle paraissent autant méconnaître les réels problèmes de l’hôpital public ? Plusieurs médecins ont en effet tenu à rappeler : « Ce qui assiège l'hôpital, c'est le manque de moyens, le manque de lits, les salaires de merde, le manque de personnel, les heures interminables, le manque de prévention, le manque de pédagogie médicale au grand public, le manque de médecins formés, le manque de considération d'une classe politique » a ainsi énuméré durement l’auteur de « To be or not Toubib ». Le médecin urgentiste Mathias Wargon a de son côté remarque « À l’hôpital, vous êtes soigné par des médecins du monde entier. Pas seulement à cause du numerus clausus, mais aussi parce que les gardes sont dures et mal payées ». Outre un rappel du rôle joué par l’immigration dans le fonctionnement des hôpitaux publics, le tweet évoquait en filigrane les crises de vocation dont souffre durement l’hôpital public et qui ont été l’objet cette semaine de plusieurs reportages et commentaires. Ces derniers laissent apparaître que si l’AME est loin de représenter un problème majeur à l’hôpital public, ce dernier semble aujourd’hui perdre peu à peu son âme. La désaffection majeure dont il est l’objet témoigne en effet combien le service public ne parvient plus à séduire.Il y a deux ans deux tiers des professionnels de santé souhaitaient limiter l’AME
Bien sûr, on observera qu’une telle unanimité dans le corps médical ne reflète probablement pas la réalité et que nécessairement il est des médecins, qui sans pouvoir confirmer l’existence d’un hôpital assiégé par les bénéficiaires de l’AME, estiment que ce dispositif connaît des dérives qu’il convient de corriger. Même si les idées d’extrême droite sont, comme le montrent tous les sondages électoraux, moins souvent partagées par les professionnels de santé, les interrogations sur l’AME ne sont pas rares chez les praticiens. Ainsi, un sondage réalisé sur notre site en septembre 2019 révélait que la majorité des professionnels ayant participé au sondage soutiendraient une réforme de ce dispositif, qu’il s’agisse d’une limitation du panier de soins (14 %), d’une suppression hors urgences, maladies contagieuses et grossesse (28 %), voire même d’une suppression hors urgences (24 %), tandis que 3 % n’avaient pas souhaité se prononcer. Ces résultats confirment l’existence d’une scission entre ce que donne à voir une grande partie des réactions médiatiques et sur les réseaux sociaux aux propos (souvent outranciers) d’Eric Zemmour et ce qui pourrait être l’état plus contrasté de l’opinion. Un éclairage qui vaut pour l’AME et probablement pour bien d’autres sujets mis en avant par le non encore candidat.On relira :
- Le fil Twitter de Yonathan Freund
- La tribune de l’Opinion
- La page Facebook de « To be or not Toubib »
- Le rapport de l’OCDE,
- Le sondage du JIM
Aurélie Haroche