Quand les politiques confondent modélisations mathématiques et astrologie
Paris, le samedi 25 avril 2020 – De 300 000 à 500 000 morts de
Covid-19 en l’absence de confinement, dans le pire des cas. C’est
la terrifiante prédiction qui avait été présentée par les
chercheurs de l’Imperial College concernant la France. Pour tous
les pays du monde, d’aussi sinistres perspectives étaient évoquées.
Aussi, s’appuyant en grande partie sur le modèle de l’Imperial
College un grand nombre d’états ont fait le choix d’imposer des
mesures strictes de confinement.
Les liaisons dangereuses entre science et politique
La plupart des dirigeants occidentaux ont en effet mis en
avant (parfois de façon théâtralisée) leur choix de baser leurs
décisions sur des données scientifiques, bien que certains se
soient ensuite parfois émancipés de cette « tutelle » qu’ils
s’étaient eux-mêmes imposés. Même si l’on peut discuter la part de
manœuvre politique de cette utilisation de la science, cette
aspiration n’est pas foncièrement négative. Néanmoins, comme
souvent, en brandissant des cautions scientifiques, le monde
politique a fait fi des limites intrinsèques de la science. Il a
refusé les incertitudes et les nuances qu’elle comporte, qui sont
pourtant toujours rappelées par les chercheurs (peut-être en partie
pour rejeter sur la science la responsabilité d’éventuels
échecs).
Pas des astrologues
Sur la dangerosité et le caractère inopérant de conférer à la
science un pouvoir de divination qu’elle n’a jamais prétendu avoir,
Juliette Rouchier économiste et directrice de recherche au CNRS
analysait en mars sur le site Analyse Opinion Critique et sur son
blog hébergé par Mediapart : « La science vit dans une
temporalité longue, qui nécessite des débats contradictoires, et
surtout qui repose sur quelques accords consensuels construits pas
à pas sur les règles du monde qu’on observe. Au niveau
d’incertitude où nous sommes au sujet de Covid-19, il est très
délicat de faire des analogies simples et directes (…) ; donc
comment prétendre que les extrapolations sont des prédictions
crédibles ? Ce que peuvent faire les scientifiques sans données,
c’est tout au plus faire confiance à leur instinct, et l’expliciter
au mieux en fonction des bribes de connaissance qu’ils possèdent.
Sortir de ce rôle minimal me semble abusif, tout comme prétendre
avoir des démonstrations meilleures que les autres. Parler du futur
nécessite enfin de construire un discours de précaution audible
pour ceux qui lisent et écoutent – nous ne sommes pas des
astrologues ! ».
Des temps différents
Devi Sridhar (Medical School, Edinburgh University) et Maimuna
S Majumder (Boston Children’s Hospital, Harvard Medical School)
remarquent également dans un éditorial publié ce 21 avril dans le
British Medical Journal que le hiatus entre le monde scientifique
et le monde politique relève d’un décalage de temporalité. « Ce
n'est pas la faute des modélisateurs eux-mêmes; les scientifiques
sont souvent prudents quant à l'incertitude entourant leurs
prévisions, à la nature fragile des données qu'ils saisissent et
aux hypothèses qui sous-tendent leurs analyses. Cependant, lorsque
les gouvernements veulent des réponses rapides et une boule de
cristal, ils prennent comme certitude les projections modélisées et
perdent de vue d'autres sources d'informations cruciales. Les
modèles eux-mêmes sont construits à l'aide de statistiques et de
mathématiques avancées. Ils sont un outil technique pour présenter
différents scénarios, mais décider du modèle à suivre et des
facteurs à inclure est un choix politique » insistent-ils.
Des modèles anciens
Les outils et modélisations mathématiques qui ont été utilisés face
à l’épidémie de Covid-19 sont décrits depuis de nombreuses années.
« Pour décrire l’évolution de l’épidémie, dans le cas d’une
grande population, et partant d’une situation où une toute petite
fraction de la population est touchée, on peut utiliser un modèle
déterministe SIR, qui s’écrit sous la forme d’un système
d’équations différentielles » rappelle dans un billet publié
sur le site The Conversation Étienne Pardoux, Professeur
d'université, Institut de Mathématiques de Marseille, Aix-Marseille
Université (AMU). « Il fait partie d'une catégorie de modèles
plutôt développée, au moyen desquels les auteurs cherchent à
convaincre de la pertinence par la ressemblance, c’est-à-dire de
l'adéquation à des données statistiques. Ils sont souvent utilisés
dans les programmes de recherche appliquée concernant des questions
précises sur des territoires précis (par exemple pour analyser
l'évolution de l'usage des surfaces au sol, ou décrire
l'organisation des transports dans une ville). Dans ce cadre, il
est important que la population d'agents de l'univers artificiel
(qu'on appelle une population synthétique dans ce cas-là) ait des
caractéristiques "proches" des humains représentés » détaille
de son côté Juliette Rouchier.
Des limites bien identifiées
Si les modèles employés sont bien connus (des spécialistes !),
leurs limites également. « Pour atteindre la ressemblance, on
sort un peu de ce qui fait l'avantage des simulations agents comme
elles étaient utilisée précédemment, des expériences de pensée
complexes. On ne part pas vraiment d'une réflexion sur ce que sont
les interactions, quand et comment elles se déroulent, et quelles
en sont les conséquences logiques. On fait comme si toutes les
interactions se déroulaient selon des règles identiques partout et
on "fitte" les probabilités de transmission à chaque interaction en
produisant des données agrégées qui correspondent à des courbes
réelles de l'épidémie. Il y a donc un mélange de forme de
démonstration : déductives et statistiques. Et à la fin, on obtient
ce qu'on appelle une "usine à gaz" : un modèle assez difficile à
contester car les étapes techniques pour le comprendre sont
excessivement complexes. On connaît la sensibilité extrême à toute
variation de paramètres de ces programmes » relève par exemple
Juliette Rouchier. « Les praticiens savent combien leurs
modèles, dits complexes, sont sensibles à de petites modifications
d’hypothèses » remarque-t-elle encore.
Aussi souvent tort que raison
La simple confrontation entre la réalité et les «
prévisions » permet souvent de mettre en évidence leurs
failles. Des exemples dans l’histoire sont nombreux, que l’on se
souvienne par exemple des prédictions catastrophistes concernant la
grippe H1N1 heureusement détrompées par une pandémie finalement peu
meurtrière. Déjà d’ailleurs, dans l’histoire récente, les erreurs
de l’Imperial College ont pu être constatées. Ainsi, Roland Salmon,
médecin épidémiologiste britannique rappelait le 8 avril dans Le
Monde : « Pourtant, dans ses prédictions sur l’évolution des
grandes épidémies des trente dernières années, l’équipe de
l’Imperial College a eu tort presque aussi souvent qu’elle a eu
raison. Ses chercheurs ont prédit avec succès les épidémies
évitables par l’immunisation (la rougeole, notamment), mais ont
obtenu sur d’autres crises sanitaires des résultats mitigés. Lors
de la crise dite de la « vache folle », ils ont ainsi prédit, avec
précision la date (mais pas l’ampleur) du pic de l’épidémie
d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). Ils ont aussi surestimé
de six fois l’impact du VIH (sida) et, sur la nouvelle variante de
la maladie de Creutzfeldt-Jakob (la forme humaine de la maladie de
la vache folle), ils ont cité une fourchette d’estimations variant
de quelques dizaines de cas à des dizaines de milliers
».
Concernant l’épidémie actuelle, les distorsions s’observent
également déjà. Ainsi, à l’heure où beaucoup veulent évaluer le
nombre de vies sauvées par le confinement, des interrogations
peuvent-être soulevées. Evoquant les estimations publiées par
l’Imperial College en la matière, Jean-François Toussaint
(Directeur de l'IRMES, Médecin à Hôtel-Dieu, AP-HP, Université de
Paris) et Marc Andy (Institut national du sport de l'expertise et
de la performance, INSEP) constatent dans une tribune publiée sur
The Conversation : « Alors que l’on ne connaît toujours pas la
diffusion (…) ni la létalité précises (…) de cette maladie, les
auteurs annoncent ainsi 69 vies épargnées au Danemark et un total
de 70 000 morts pour la Suède. Or, parvenu à sa onzième semaine
d’épidémie le 21 avril 2020, ce pays n’a enregistré que 1580 décès.
Il faut donc se reporter à la répartition réelle, maintenant bien
décrite, de la mortalité du Covid pour comprendre la nature de ces
vies numériquement « épargnées».
Humilité
Le rappel des limites des modèles mathématiques ne doit
certainement pas être compris comme une critique de la science,
mais comme un rappel de l’importance de parfaitement maîtriser ses
méthodes et ses objectifs pour une utilisation intelligente et
raisonnée. Il s’agit en outre d’un appel à l’humilité (très à la
mode chez les politiques depuis quelques jours), adressé autant aux
chercheurs qu’aux responsables politiques « L’humilité et la
diversité des points de vue : une solution ? Nous sommes dans un
contexte où la décision politique est justifiée de façon massive
par le recours à l’argument de la scientificité des décisions.
J’espère que le lecteur est à peu près convaincu à ce stade que,
sur la question de la dynamique de diffusion, le modèle de
l’Imperial College contient des incertitudes cumulées qui rendent
la prévision « scientifique » aussi robuste que les prévisions de
la Pythie » remarque Juliette Rouchier. Devi Sridhar et Maimuna
S Majumder insistent eux-aussi : « Un autre bon principe est
celui de l'humilité. Aucune discipline n'a toutes les réponses, et
la seule façon d'éviter la « pensée de groupe » et les angles morts
est de veiller à ce que des représentants d'horizons et
d'expertises divers soient impliqués lorsque des décisions
importantes sont prises. Enfin, les modèles mathématiques
n'incluent pas de systèmes de valeurs ou de morale, de sorte que
leurs résultats doivent être utilisés avec prudence et avec une
attention particulière à l'éthique. Un modèle pourrait suggérer,
par exemple, que permettre à 95 % de la population de continuer à
vivre normalement tandis que 5 % deviennent gravement malades est
une bonne voie à suivre. C'est à ce moment que les dirigeants
doivent tenir compte des valeurs, des besoins et des préférences de
leurs populations lorsqu'ils décident de les suivre ».
De la même manière Jean-François Toussaint et Marc Andy suggèrent
les améliorations qui devraient être apportées aux modélisations
pour qu’elles puissent plus finement guider les choix sociétaux : «
Pour être utiles à la décision publique et proportionner la
réponse, les modélisations pertinentes doivent désormais prendre en
compte les interactions et interdépendances entre tous les niveaux
(individus, populations, organisations interétatiques), incluant
des synchronisations inappropriées (paniques, affrontements,
effondrements économiques). Car c’est principalement de ce côté que
va maintenant croître le décompte des victimes. (…) Les auteurs de
ces simulations auront toutes les peines du monde à accepter
d’inclure ces dégâts collatéraux auxquels s’ajouteront les
conséquences sur la recherche, l’annulation de tous les grands
rendez-vous scientifiques, culturels ou climatiques et l’abattement
des personnes seules qui se seront laissées glisser lentement dans
l’abandon ».
Ainsi, on l’observe cette crise nous invite une nouvelle fois (mais
écouterons-nous des conseils déjà donnés à de multiples reprises
par l’histoire) à repenser le rapport entre politique et science.
Non pas pour discréditer la science, bien au contraire, mais pour
renoncer à son instrumentalisation, pour renoncer à la transformer
en outil de divination et pour utiliser ses outils à bon escient.
Pour ce faire cependant, une véritable culture scientifique serait
indispensable, y compris et notamment de la part des décideurs
politiques qui sont trop prompts à vouloir utiliser des données
qu’ils ne maîtrisent pas, notamment pour jouir de leur caution
voire pour pouvoir désigner des responsables.
On pourra relire sur l’analyse des modèles mathématiques
:
Juliette Rouchier :
https://blogs.mediapart.fr/bluejuliette/blog/240320/modeliser-la-diffusion-du-covid-19-2
et
https://aoc.media/analyse/2020/04/23/prevoir-ou-expliquer-le-dilemme-de-la-modelisation-de-lepidemie/?loggedin=true
Roland Salmon :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/08/roland-salmon-les-donnees-pour-soutenir-la-politique-du-confinement-font-defaut_6035949_3232.html
Devi Sridhar (Medical School, Edinburgh University) et
Maimuna S Majumder :
https://www.bmj.com/content/369/bmj.m1567
Merci, une nouvelle fois pour une analyse de cette qualité. Il n'y a décidément que sur votre site qu'on trouve des informations aussi bien documentées.
Dr Michel Detilleux
Excellente mise au point
Le 25 avril 2020
Qui me rappelle que le célèbre adage des mathématiciens "tous les modèles sont faux mais certains sont utiles" est incomplet. Il faut y ajouter qu'on ne sait lesquelles étaient utiles... qu'à posteriori !
Dr Pierre Rimbaud
Extrapolations
Le 25 avril 2020
Ceci me rappelle les extrapolations faites à propos du Medator : des milliers de morts pour la France : où en somme nous aujourd'hui, dix ans après?