
Pas de réponse magique face à la pensée magique
Il est peu probable que de tels propos fassent l’unanimité. Il semble plutôt au contraire, par exemple sur la question des statistiques, qu’il n’ait pas toujours été facile aux Français (y compris ceux au pouvoir) de parfaitement en appréhender tous les enjeux pour apprécier l’évolution de l’épidémie. Quant à la confiance dans la science, si elle est affichée, l’influence exercée par certains discours complotistes (même si cette influence ne doit pas être exagérée) suggère qu’il existe un hiatus entre les déclarations et la réalité. En tout état de cause, un certain nombre d’observateurs se montrent moins optimistes, à commencer par les membres de la commission créée il y a trois mois par le Président de la République et placée sous la direction du sociologue Gérald Bronner. Après des débuts quelque peu chahutés et des interrogations (jusque dans ces colonnes) sur la difficulté de se décréter émetteurs de la vérité face aux doutes structurels de la science et du monde, la commission vient de remettre ses conclusions. L’une d’entre elles formulée par Frédérick Douzet, professeur de géopolitique à l’université Paris VIII est presque un constat d’échec : « Il n’y a pas de réponse magique à ces questions-là», a-t-elle observé en particulier sur la question de la lutte contre la diffusion de fake news.Cependant, la commission s’est néanmoins risquée à une trentaine de recommandations.
Parmi elles, on peut retenir un désir de proportionnalité : les conspirationnistes et autres complotistes ne représentent en réalité qu’une frange mineure de la population et jouissent pourtant d’une importante visibilité. « Nous vivons dans un pays de grande liberté d’expression et tant mieux. Mais on doit s’interroger sur l’éditorialisation de ces expressions. Est-il normal que des points de vue minoritaires statistiquement soient majoritaires du point de vue de la visibilité numérique ? Les vrais antivax en France ne pèsent pas grand-chose, mais ils ont réussi à essaimer par leur rhétorique au-delà de leur espace de radicalité. Il ne s’agit pas du tout de les bâillonner, mais de penser les conditions pour que la visibilité soit corrélée à la représentativité. Sinon, on a affaire à une forme de diversité inauthentique » remarque ainsi Gérald Bronner.Autre préconisation : éveiller encore et toujours toute la population et notamment les jeunes à l’esprit critique, en particulier face aux informations diffusées par les différents médias. La commission invite ainsi à «mandater un organisme» afin «de mettre en place l’évaluation du matériel pédagogique et des dispositifs de formation».
Qui sera chargé de l’éveil à l’esprit critique : les anti OGM, les anti nucléaires ?
Mais là encore on peut s’interroger sur la vanité d’une telle préconisation. Qui fera cette éducation à l’esprit critique ? Les médias traditionnels ? Les professeurs ? Pourtant, il n’est pas impossible que certains discours soutenus voire plébiscités par ces instances contribuent à faciliter l’installation d’une défiance vis-à-vis de la science. Ainsi, la journaliste scientifique Emmanuelle Ducros parle d’un « terreau labouré depuis des décennies ». Elle a récemment énuméré sur LCI différents faits ou phénomènes récents qui sont éloignés des théories les plus farfelues que l’on peut parfois découvrir sur les réseaux sociaux et qui au contraire jouissent d’une grande crédibilité au sein des médias ou auprès des professeurs. Il s’agit par exemple de l’ « exploitation de la peur vis-à-vis des OGM à laquelle on doit en grande partie la défiance vis-à-vis de la technologie de l’ARN messager et l’installation de la thématique du cobaye », relève Emmanuelle Ducros. Or, le rejet des OGM est très loin d’être uniquement nourri par des personnes pleinement perméables aux théories conspirationnistes les plus farfelues : dès lors comment s’étonner que partant de cette défiance très largement répandue (voire largement considérée comme la posture la plus raisonnable), certains puissent rejeter des technologies qu’ils assimilent aux OGM.Emmanuelle Ducros cite de la même manière la peur instrumentalisée du nucléaire qui là encore est très loin d’être uniquement l’apanage de gourous décriés, mais une opinion très solidement défendue par un grand nombre de représentants politiques (et de professeurs).
La dictature des certitudes émotionnelles
Ce rappel d’Emmanuel Ducros porte une leçon assez décourageante sur
nos capacités à inverser les tendances, à lutter efficacement
contre la défiance et son expression la plus aiguë, le complotisme.
S’ajoute en outre à ce « terreau » favorable qui jouit d’une
très forte légitimité dans l’opinion publique et au sein des
instances « dirigeantes », la force de l’émotion. Sur ce
point, les constatations de l’anthropologue Joël Candau dans le
Monde sont marquantes : « A partir de 1850, l’utilisation de
mots chargés de sentiments a systématiquement diminué dans les
livres analysés, tandis que l’utilisation de mots associés à une
argumentation fondée sur des faits a constamment augmenté. Mais ce
schéma s’est inversé dans les années 1980, et ce changement s’est
accéléré vers 2007. La fréquence des mots liés aux faits a alors
chuté tandis qu’a crû un langage émotionnel, corollairement au
passage d’un langage centré sur le collectif à un langage centré
sur l’individu. Selon les auteurs, nous vivrions une période
historique particulière marquée par une rupture de l’équilibre
entre émotion et raisonnement, au détriment de ce dernier. Même
s’il faut se garder de toute généralisation à partir de ces seuls
résultats, n’y a-t-il pas là matière à nourrir le débat sur notre
entrée supposée dans l’ère de la post-vérité et, peut-être, dans ce
« paradis des imbéciles où tout est connu a priori » (Hannah
Arendt dans La Nature du totalitarisme, Payot, 1990, p. 121)
».Le complotisme est loin de n’avoir qu’un seul visage
Cette supériorité accordée à l’émotion est également évoquée par Jaron Harambam (chercheur en sociologie à l’université de Leuven) dans un article traduit en français dans le journal Sciences et Pseudosciences de l’Association française de l’information scientifique.Il note ainsi à propos des personnes hostiles aux vaccins : « À côté de la mise en cause de « Big-Pharma », la réticence vaccinale s’appuie sur des idées holistiques et naturalistes sur la santé et le corps, idées enracinées dans la spiritualité New Age et les médecines alternatives. Dans ces subcultures, les émotions, les sentiments, l’expérience personnelle, les témoignages et les relations sociales sont souvent des guides plus importants que les connaissances scientifiques ». Dans cette analyse, Jaron Harambam invite également à éviter le piège de vouloir retenir une image univoque du « complotiste » ou de « l’antivaccin », de céder à la facilité du « mépris » vis-à-vis de personnes jugées comme ignorantes. Une idée que l’on retrouve également dans les mises en garde d’Emmanuelle Ducros. « Puisque de nombreux militants anti-vaccins en Occident sont plutôt des jeunes urbains hautement qualifiés, il est difficile de les rejeter comme étant de déplorables ignorants » écrit-t-elle après avoir remarqué : « Les explications dominantes de la popularité des théories du complot autour du coronavirus sont remarquablement similaires : ces idées sombres et troublantes aideraient les gens à donner du sens à un monde complexe et incertain. Elles fourniraient des explications cohérentes sur des événements tragiques et redonneraient un sentiment de pouvoir et de contrôle. (…) Le problème de cette approche globalisante est triple : elle n’explique pas les motivations des conspirationnistes, ni les formes variées et les degrés de plausibilité des différentes théories du complot, ni leurs rapports avec certaines questions politiques et sociétales. En fournissant une explication uniforme des théories du complot, on ne rend pas sérieusement compte de leur contenu ni des préoccupations sous-jacentes. De même, on ne prend pas en considération la façon dont les théories du complot sont instrumentalisées dans différentes guerres de propagande. Quand on regarde ces théories du complot de plus près ou, mieux encore, quand on engage le dialogue avec les gens qui les propagent, on constate que ces théories ne sont pas tant une stratégie d’adaptation à une époque trouble qu’un vaste éventail d’expressions culturelles ».
Envers et contre tous
De telles analyses ne peuvent que conduire vers des conclusions peu encourageantes sur l’efficacité réelle des mesures préconisées par la commission de Gérald Bronner. On observe en effet que l’éveil à l’esprit critique devrait conduire à déconstruire des idées pourtant largement considérées comme la pensée raisonnable et empêcher que nous soyons plus souvent guidés par nos émotions que par notre raison, allant une fois encore à l’encontre du courant dominant. Sans même évoquer le fait que cet éveil à l’esprit critique n’empêcherait pas la persistance des préoccupations politiques et sociales qui favorisent la défiance.Les lumières à l’ère numérique
Emmanuelle Ducros
Jaron Harambam
Aurélie Haroche